Combien souvent, et sottement à l'avanture, ay-je estendu mon livre à parler de soy? Sottement, quand ce ne seroit que pour cette raison: Qu'il me devoit souvenir, de ce que je dy des autres, qui en font de mesmes. Que ces oeillades si frequentes à leurs ouvrages, tesmoignent que le coeur leur frissonne de son amour; et les rudoyements mesmes, desdaigneux, dequoy ils le battent, que ce ne sont que mignardises, et affetteries d'une faveur maternelle. Suivant Aristote, à qui, et se priser et se mespriser, naissent souvent de pareil air d'arrogance. Car mon excuse: Que je doy avoir en cela plus de liberté que les autres, d'autant qu'à poinct nommé, j'escry de moy, et de mes escrits, comme de mes autres actions: que mon theme se renverse en soy: je ne sçay, si chacun la prendra.
J'ay veu en Allemagne, que Luther a laissé autant de divisions et d'altercations, sur le doubte de ses opinions, et plus, qu'il n'en esmeut sur les escritures sainctes. Nostre contestation est verbale. Je demande que c'est que nature, volupté, cercle, et substitution. La question est de parolles, et se paye de mesme. Une pierre c'est un corps: mais qui presseroit, Et corps qu'est-ce? substance: et substance quoy? ainsi de suitte: acculeroit en fin le respondant au bout de son Calepin. On eschange un mot pour un autre mot, et souvent plus incogneu. Je sçay mieux que c'est qu'homme, que je ne sçay que c'est animal, ou mortel, ou raisonnable. Pour satisfaire à un doute, ils m'en donnent trois: C'est la teste d'Hydra. Socrates demandoit à Memnon, que c'estoit que vertu: Il y a, dist Memnon, vertu d'homme et de femme, de magistrat et d'homme privé, d'enfant et de vieillart. Voicy qui va bien s'escria Socrates: nous estions en cherche d'une vertu, tu nous en apporste un exaim. Nous communiquons une question, on nous en redonne une ruchée. Comme nul evenement et nulle forme, ressemble entierement à une autre, aussi ne differe l'une de l'autre entierement. Ingenieux meslange de nature. Si nos faces n'estoient semblables, on ne sçauroit discerner l'homme de la beste: si elles n'estoient dissemblables, on ne sçauroit discerner l'homme de l'homme. Toutes choses se tiennent par quelque similitude: Tout exemple cloche. Et la relation qui se tire de l'experience, est tousjours defaillante et imparfaicte: On joinct toutesfois les comparaisons par quelque bout. Ainsi servent les loix; et s'assortissent ainsin, à chacun de nos affaires, par quelque interpretation destournée, contrainte et biaise.
Puisque les loix ethiques, qui regardent le devoir particulier de chacun en soy, sont si difficiles à dresser; comme nous voyons qu'elles sont: ce n'est pas merveille, si celles qui gouvernent tant de particuliers, le sont d'avantage. Considerez la forme de cette justice qui nous regit; c'est un vray tesmoignage de l'humaine imbecillité: tant il y a de contradiction et d'erreur. Ce que nous trouvons faveur et rigueur en la justice: et y en trouvons tant, que je ne sçay si l'entre-deux s'y trouve si souvent: ce sont parties maladives, et membres injustes, du corps mesmes et essence de la justice. Des païsans, viennent de m'advertir en haste, qu'ils ont laissé presentement en une forest qui est à moy, un homme meurtry de cent coups, qui respire encores, et qui leur a demandé de l'eau par pitié, et du secours pour le souslever. Disent qu'ils n'ont osé l'approcher, et s'en sont fuis, de peur que les gens de la justice ne les y attrapassent: et comme il se faict de ceux qu'on rencontre pres d'un homme tué, ils n'eussent à rendre conte de cet accident, à leur totale ruyne: n'ayans ny suffisance, ny argent, pour deffendre leur innocence. Que leur eussé-je dict? Il est certain, que cet office d'humanité, les eust mis en peine.
Combien avons nous descouvert d'innocens avoir esté punis: je dis sans la coulpe des juges; et combien en y a-il eu, que nous n'avons pas descouvert? Cecy est advenu de mon temps. Certains sont condamnez à la mort pour un homicide; l'arrest sinon prononcé, au moins conclud et arresté. Sur ce poinct, les juges sont advertis par les officiers d'une cour subalterne, voisine, qu'ils tiennent quelques prisonniers, lesquels advoüent disertement cet homicide, et apportent à tout ce faict, une lumiere indubitable. On delibere, si pourtant on doit interrompre et differer l'execution de l'arrest donné contre les premiers. On considere la nouvelleté de l'exemple, et sa consequence, pour accrocher les jugemens: Que la condemnation est juridiquement passée; les juges privez de repentance. Somme, ces pauvres diables sont consacrez aux formules de la justice. Philippus, ou quelque autre, prouveut à un pareil inconvenient, en cette maniere. Il avoit condamné en grosses amendes, un homme envers un autre, par un jugement resolu. La verité se descouvrant quelque temps apres, il se trouva qu'il avoit iniquement jugé: D'un costé estoit la raison de la cause: de l'autre costé la raison des formes judiciaires. Il satisfit aucunement à toutes les deux, laissant en son estat la sentence, et recompensant de sa bourse, l'interest du condamné. Mais il avoit affaire à un accident reparable; les miens furent pendus irreparablement. Combien ay-je veu de condemnations, plus crimineuses que le crime?
Tout cecy me faict souvenir de ces anciennes opinions: Qu'il est force de faire tort en detail, qui veut faire droict en gros; et injustice en petites choses, qui veut venir à chef de faire justice és grandes: Que l'humaine justice est formée au modelle de la medecine, selon laquelle, tout ce qui est utile est aussi juste et honneste: Et de ce que tiennent les Stoïciens, que nature mesme procede contre justice, en la plus-part de ses ouvrages. Et de ce que tiennent les Cyrenaïques, qu'il n'y a rien juste de soy: que les coustumes et loix forment la justice. Et les Theodoriens, qui trouvent juste au sage le larrecin, le sacrilege, toute sorte de paillardise, s'il cognoist qu'elle luy soit profitable.
Il n'y a remede: J'en suis là, comme Alcibiades, que je ne me representeray jamais, que je puisse, à homme qui decide de ma teste: où mon honneur, et ma vie, depende de l'industrie et soing de mon procureur, plus que de mon innocence. Je me hazarderois à une telle justice, qui me recogneust du bien faict, comme du mal faict: où j'eusse autant à esperer, qu'à craindre. L'indemnité n'est pas monnoye suffisante, à un homme qui faict mieux. que de ne faillir point. Nostre justice ne nous presente que l'une de ses mains; et encore la gauche: Quiconque il soit, il en sort avecques perte.
En la Chine, duquel Royaume la police et les arts, sans commerce et cognoissance des nostres, surpassent nos exemples, en plusieurs parties d'excellence: et duquel l'histoire m'apprend, combien le monde est plus ample et plus divers, que ny les anciens, ny nous, ne penetrons: les officiers deputez par le Prince, pour visiter l'estat de ses provinces, comme ils punissent ceux, qui malversent en leur charge, il remunerent aussi de pure liberalité, ceux qui s'y sont bien portez outre la commune sorte, et outre la necessité de leur devoir: on s'y presente, non pour se garantir seulement, mais pour y acquerir: ny simplement pour estre payé, mais pour y estre estrené.
Nul juge n'a encore, Dieu mercy, parlé à moy comme juge, pour quelque cause que ce soit, ou mienne, ou tierce, ou criminelle, ou civile. Nulle prison m'a receu, non pas seulement pour m'y promener. L'imagination m'en rend la veuë mesme du dehors, desplaisante. Je suis si affady apres la liberté, que qui me deffendroit l'accez de quelque coin des Indes, j'en vivrois aucunement plus mal à mon aise. Et tant que je trouveray terre, ou air ouvert ailleurs, je ne croupiray en lieu, oú il me faille cacher. Mon Dieu, que mal pourroy-je souffrir la condition, où je vois tant de gens, clouez à un quartier de ce Royaume, privez de l'entrée des villes principalles, et des courts, et de l'usage des chemins publics, pour avoir querellé nos loix. Si celles que je sers, me menassoient seulement le bout du doigt, je m'en irois incontinent en trouver d'autres, où que ce fust. Toute ma petite prudence, en ces guerres civiles où nous sommes, s'employe à ce, qu'elles n'interrompent ma liberté d'aller et venir.
Or les loix se maintiennent en credit, non par ce qu'elles sont justes, mais par ce qu'elles sont loix. C'est le fondement mystique de leur authorité: elles n'en ont point d'autre. Qui bien leur sert. Elles sont souvent faictes par des sots. Plus souvent par des gens, qui en haine d'equalité ont faute d'equité: Mais tousjours par des hommes, autheurs vains et irresolus.
Il n'est rien si lourdement, et largement fautier, que les loix: ny si ordinairement. Quiconque leur obeit par ce qu'elles sont justes, ne leur obeyt pas justement par où il doit. Les nostres Françoises, prestent aucunement la main, par leur desreiglement et deformité, au desordre et corruption, qui se voit en leur dispensation, et execution. Le commandement est si trouble, et inconstant, qu'il excuse aucunement, et la desobeissance, et le vice de l'interpretation, de l'administration, et de l'observation. Quel que soit donq le fruict que nous pouvons avoir de l'experience, à peine servira beaucoup à nostre institution, celle que nous tirons des exemples estrangers, si nous faisons si mal nostre profit, de celle, que nous avons de nous mesme, qui nous est plus familiere: et certes suffisante à nous instruire de ce qu'il nous faut.
Je m'estudie plus qu'autre subject. C'est ma metaphysique, c'est ma physique.
Qua Deus hanc mundi temperet arte domum,
Qua venit exoriens, qua defecit, unde coactis
Cornibus in plenum menstrua luna redit:
Unde salo superant venti, quid flamine captet
Eurus, et in nubes unde perennis aqua.
Sit ventura dies mundi quæ subruat arces .
Quærite quos agitat mundi labor .
En ceste université, je me laisse ignoramment et negligemment manier à la loy generale du monde. Je la sçauray assez, quand je la sentiray. Ma science ne luy peut faire changer de routte. Elle ne se diversifiera pas pour moy: c'est folie de l'esperer. Et plus grande folie, de s'en mettre en peine: puis qu'elle est necessairement semblable, publique, et commune.
La bonté et capacité du gouverneur nous doit à pur et à plein descharger du soing de gouvernement.
Les inquisitions et contemplations Philosophiques, ne servent que d'aliment à nostre curiosité. Les Philosophes, avec grande raison, nous renvoyent aux regles de nature: Mais elles n'ont que faire de si sublime cognoissance. Ils les falsifient, et nous presentent son visage peint, trop haut en couleur, et trop sophistiqué: d'où naissent tant de divers pourtraits d'un subject si uniforme. Comme elle nous a fourny de pieds à marcher, aussi a elle de prudence à nous guider en la vie. Prudence non tant ingenieuse, robuste et pompeuse, comme celle de leur invention: mais à l'advenant, facile, quiete et salutaire. Et qui faict tresbien ce que l'autre dit: en celuy, qui a l'heur, de sçavoir l'employer naïvement et ordonnément: c'est à dire naturellement. Le plus simplement se commettre à nature, c'est s'y commettre le plus sagement. O que c'est un doux et mol chevet, et sain, que l'ignorance et l'incuriosité, à reposer une teste bien faicte.