On atteint, au petit jour, en bas d’une côte, des maisons qui dorment encore, enveloppées dans des épaisseurs grises.
– C’est là!
Ouf! On a fait ses vingt-huit kilomètres dans la nuit…
Mais, quoi donc?.. On ne s’arrête pas. On dépasse les maisons, qui se renfoncent graduellement dans leur brume informe et le linceul de leur mystère.
– Paraît qu’faut encore marcher longtemps. C’est là-bas, là-bas!
On marche mécaniquement, les membres sont envahis d’une sorte de torpeur pétrifiée; les articulations crient et font crier.
Le jour est tardif. Une nappe de brouillard couvre la terre. Il fait si froid que pendant les haltes les hommes écrasés de lassitude n’osent pas s’asseoir et vont et viennent comme des spectres dans l’humidité opaque. Un vent âpre d’hiver flagelle la peau, balaye et disperse les paroles, les soupirs.
Enfin le soleil perce cette buée qui s’étale sur nous et dont le contact nous trempe. C’est comme une clairière féerique qui s’ouvre au milieu des nuages terrestres.
*
* *
Le régiment s’étire, se réveille vraiment, et lève doucement ses faces dans l’argent doré du premier rayon.
Puis, très vite, le soleil devient ardent, et, alors, il fait trop chaud.
On halète dans les rangs, on sue, et on grogne plus encore que tout à l’heure, lorsqu’on claquait des dents et que le brouillard nous passait son éponge mouillée sur la figure et les mains.
La région que nous traversons dans la matinée torride, c’est le pays de la craie.
– I’s empierrent avec de la pierre à chaux, ces salauds-là!
La route s’est faite aveuglante et c’est maintenant un long nuage desséché de calcaire et de poussière qui s’étend au-dessus de notre marche et nous frotte au passage.
Les figures rougeoient, se vernissent et brillent; telles faces sanguines semblent enduites de vaseline; des joues et des fronts se plaquent d’une couche bise qui s’agglutine et s’effrite. Les pieds perdent leur vague forme de pieds, et semblent avoir barboté dans des auges de maçons. Le sac, le fusil se saupoudrent de blanc, et notre foule en longueur trace à droite et à gauche un sillage laiteux sur les herbes de bordure.
Pour comble:
– A droite! Un convoi!
On se porte sur la droite, à la hâte, non sans bousculades.
Le convoi de camions – longue chaîne d’énormes bolides carrés, enroulés dans un infernal tintamarre – se rue sur la route. Malédiction! Il soulève à mesure, en passant, l’épais tapis de poudre blanche qui ouate le sol, et nous le jette à la volée sur les épaules!
Nous voici habillés d’un voile gris clair et sur nos figures se sont posés des masques blafards, plus épais aux sourcils, aux moustaches, à la barbe et dans les stries des rides. Nous avons l’air d’être à la fois nous-mêmes et d’étranges vieillards.
– Quand on s’ra vioques, c’est comme ça qu’on sera laids, dit Tirette.
– Tu craches blanc, constate Biquet.
Lorsque la halte nous immobilise, on croirait voir des files de statues de plâtre au travers desquelles transparaissent, en sale, des restes d’humanité.
On se remet en route. On se tait. On peine. Chaque pas devient dur à accomplir. Les figures font des grimaces qui se figent et se fixent sous la lèpre pâle de la poussière. L’interminable effort nous contracte, et nous bonde de morne lassitude et de dégoût.
On aperçoit enfin l’oasis tant poursuivie: au delà d’une colline, sur une autre colline plus haute, des toits ardoisés dans des bouquets de feuillage d’un vert frais de salade.
Le village est là; le regard l’embrasse; mais on n’y est pas. Longtemps il a l’air de s’éloigner à mesure que le régiment rampe vers lui.
A la fin des fins, sur le coup de midi, on arrive à ce cantonnement qui commençait à devenir invraisemblable et légendaire.
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* *
Le régiment, au pas cadencé, l’arme sur l’épaule, inonde jusqu’aux bords la rue de Gauchin-l’Abbé. La plupart des villages du Pas-de-Calais se composent d’une seule rue. Mais quelle rue! Elle a souvent plusieurs kilomètres de longueur. Ici, la grande rue unique se sépare en fourche devant la mairie et forme deux autres rues: la localité est un vaste Y irrégulièrement ourlé de façades basses.
Les cyclistes, les officiers, les ordonnances, se détachent du long bloc mouvant. Puis, par fractions, à mesure qu’on avance, des hommes s’engouffrent sous les porches des granges, les maisons d’habitation encore disponibles étant réservées aux officiers et aux bureaux… Notre peloton est d’abord conduit au bout du village, puis – il y a eu malentendu entre les fourriers – à l’autre bout, celui par où nous sommes entrés.
Ce va-et-vient prend du temps et, dans l’escouade, ainsi traînée du nord au sud et du sud au nord, outre l’énorme fatigue et l’énervement des pas inutiles, on manifeste une fébrile impatience. Il est d’une importance capitale d’être installés et lâchés le plus tôt possible si l’on veut mettre à exécution le projet caressé depuis longtemps: trouver à louer chez un habitant un emplacement muni d’une table où l’escouade puisse s’installer aux heures des repas. On a beaucoup parlé de cette affaire-là et de ses doux avantages. On s’est concerté, on s’est cotisé, et on a décidé de se lancer cette fois-ci dans cette dépense supplémentaire.
Mais sera-ce possible? Beaucoup de locaux sont déjà accaparés. Nous ne sommes pas les seuls à apporter ici ce rêve de confort, et ce sera la course à la table… Trois compagnies arrivent après la nôtre, mais quatre sont arrivées avant, et il y a les popotes officieuses des infirmiers, des scribes, des conducteurs, des ordonnances et autres, les popotes officielles des sous-officiers, de la Section, que sais-je encore?.. Tous ces gens-là sont plus puissants que les simples soldats des compagnies, ont plus de mobilité et de moyens, et peuvent tirer leurs plans d’avance. Et déjà, alors que nous marchons par quatre, vers la grange dévolue à l’escouade, on en voit, de ces fantaisistes, qui apparaissent sur des seuils conquis, et se livrent à des occupations ménagères.
Tirette imite le bruit du beuglement et du bêlement.
– Voilà l’étable!
Une grange assez vaste. La paille, hachée, et où la marche soulève des flots de poussière, sent les cabinets. Mais c’est à peu près clos. On prend place et on se déséquipe.
Ceux qui rêvaient, une fois de plus, d’un paradis spécial, déchantent une fois de plus.
– Dis donc, ça m’a l’air aussi moche qu’ailleurs.
– C’est du pareil au même.
– Hé oui, coquine de Dious.
– Naturellement…
Mais il ne s’agit pas de perdre son temps à parler. Il s’agit de se débrouiller et de brûler les autres: le système D, à toute force et en vitesse. On se précipite. Malgré les reins rompus et les pieds endoloris, on s’acharne à ce suprême effort d’où dépendra le bien-être d’une semaine.
L’escouade se scinde en deux patrouilles qui partent au trot, l’une à droite, l’autre à gauche, dans la rue déjà encombrée de poilus affairés et chercheurs – et tous les groupes s’observent, se surveillent… et se dépêchent. En certains points, même, par suite de rencontres, il y a bousculades et invectives.
– Commençons par là-bas tout de suite; sans ça, nous s’rons grillés!..
J’ai l’impression d’une sorte de combat désespéré entre tous les soldats, dans les rues du village qu’on vient d’occuper.
– Pour nous, dit Marthereau, la guerre, c’est toujours la lutte et la bataille, toujours, toujours!
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On frappe de porte en porte, on se présente timidement, on s’offre, comme une marchandise indésirable. Une de nos voix s’élève:
– Vous n’avez pas un petit coin, madame, pour des soldats? On paierait.
– Non, vu que j’ai des officiers – ou: des sous-officiers – ou bien: vu que c’est ici la popote des musiciens, des secrétaires, des postiers, de ces messieurs des Ambulances, etc…