Rien ne fut omis dans la formation que ma mère entendait me donner pour faire de moi un homme du monde. Elle me prodigua elle-même des leçons de polka et de valse, les seules danses qu'elle connaissait.
Après le départ des clientes, le salon était gaiement éclairé, le tapis roulé, un gramophone placé sur la table et ma mère s'asseyait dans un des fauteuils Louis XVI récemment acquis. Je m'approchais d'elle, je m'inclinais, je la prenais par la main et une-deux-trois! une-deux-trois! nous nous élancions sur le parquet, sous le regard désapprobateur d'Aniela.
– Tiens-toi droit! Marque bien la mesure! Lève un peu le menton et observe la dame fièrement en souriant d'un air charmé!
Je levais fièrement le menton, je souriais d'un air charmé et une! deux-trois, une! deux-trois – je sautillais sur le parquet miroitant. Ensuite, j'accompagnais ma mère jusqu'à son fauteuil, je lui baisais la main et m'inclinais devant elle, et ma mère me remerciait d'un mouvement de tête gracieux, en s'éventant. Elle soupirait et disait quelquefois avec conviction, en essayant de reprendre son souffle: – Tu gagneras des prix au Concours Hippique. Sans doute me voyait-elle en uniforme blanc d'officier de la Garde, sautant quelque obstacle sous les yeux éperdus d'amour d'Anna Karénine. Il y avait, dans ses élans d'imagination, quelque chose d'étonnamment démodé et d'un romanesque vieillot; je crois qu'elle cherchait à recréer ainsi autour d'elle un monde qu'elle n'avait jamais connu autrement qu'à travers les romans russes antérieurs à 1900, date à laquelle la bonne littérature s'arrêtait pour elle.
Trois fois par semaine, ma mère me prenait par 1a main et me conduisait au manège du lieutenant Sverdlovski, où j'étais initié par le lieutenant lui-même aux mystères de l'équitation, de l'escrime et du tir au pistolet. Le lieutenant était un homme grand et sec, d'aspect jeune, au visage osseux, armé d'une immense moustache blanche à la Lyautey. A huit ans, j'étais certainement son plus jeune élève et j'avais la plus grande peine à soulever l'immense pistojet qu'il me tendait. Après une demi-heure de fleuret, une demi-heure de tir, une demi-heure de cheval-gymnastique et exercices respiratoires. Ma mère restait assise dans un coin, fumant une cigarette, observant mes progrès avec satisfaction.
Le lieutenant Sverdlovski, qui parlait d'une voix sépulcrale et ne semblait pas connaître d'autre passion dans la vie que de «faire mouche» et de «viser au cœur», ainsi qu'il le disait, avait pour ma mère une admiration sans bornes. Notre arrivée créait toujours dans le stand un mouvement de sympathie. Je me plaçais devant la barrière en compagnie d'autres tireurs, officiers de réserve, généraux en retraite, jeunes gens élégants et désœuvrés, je mettais une main sur ma hanche, j'appuyais le lourd pistolet sur le bras du lieutenant, j'aspirais l'air, arrêtais mon souffle, tirais. Le carton était ensuite présenté à ma mère pour inspection. Elle regardait le petit trou, comparait le résultat à celui de la séance précédente et reniflait avec satisfaction. Après un tir particulièrement réussi, elle mettait le carton dans son sac et l'emportait à la maison. Souvent, elle me disait:
– Tu me défendras, n'est-ce pas? Encore quelques années et…
Elle faisait un geste vague et large, un geste russe. Quant au lieutenant Sverdlovski, il caressait ses longues moustaches raides, baisait la main de ma mère, claquait les talons, et disait:
– Nous ferons de lui un cavalier.
Il me donna lui-même des leçons d'escrime et me fit faire de longues marches à la campagne, sac au dos. On m'apprenait également le latin, l'allemand – l'anglais n'existait pas encore à l'époque ou, du moins, était considéré par ma mère comme une facilité commerciale à l'usage des gens de peu. J'apprenais aussi maintenant, avec une certaine Mlle Gladys, le shimmy et le fox-trot, et lorsque ma mère recevait, j'étais souvent tiré du lit, habille, traîné dans le salon et invité à réciter des fables de La Fontaine, après quoi, ayant dûment levé les yeux vers le lustre, baisé la main de ces dames et fait claquer un pied contre l'autre, j'étais autorisé à me retirer. Avec un programme pareil, je n'avais pas le temps d'aller à l'école où, d'ailleurs, l'enseignement, ne se faisant pas en français, mais en polonais, était à nos yeux complètement dépourvu d'intérêt. Mais je prenais des leçons de calcul, d'histoire, de géographie et de littérature d'une succession de professeurs dont les noms et les visages ont laissé aussi peu de traces dans ma mémoire que les matières qu'ils étaient chargés de m'enseigner.
Il arrivait à ma mère de m'annoncer i
– Ce soir, nous allons au cinéma.
Et le soir, affublé de ma pelisse d'écureuil ou, si la saison était clémente, d'un imperméable blanc et d'une toque de matelot, je déambulais sur les trottoirs de bois de la ville, en offrant le bras à ma mère. Elle veillait farouchement à mes bonnes manières. Je devais toujours courir lui ouvrir la porte et la tenir ouverte pendant qu'elle passait. Une fois, à Varsovie, m'étant rappelé que les dames devaient toujours passer les premières, je m'effaçai galamment devant elle, en descendant d'un tramway. Ma mère me fit immédiatement une scène, devant les vingt personnes qui se bousculaient à l'arrêt: je fus informé que le cavalier doit descendre le premier et offrir ensuite la main à la dame pour l'aider. Quant au baise-main, encore aujourd'hui, je n'arrive pas à m'en débarrasser. Aux Etats-Unis, c'est pour moi une source continuelle de malentendus. Neuf fois sur dix, lorsque, après une petite lutte musculaire, je parviens à porter la main d'une Américaine à mes lèvres, elle me lance un Thank you! étonné, ou bien, prenant cela pour quelque marque d'attention très personnelle, elle m'arrache sa main avec inquiétude, ou, chose plus pénible encore, surtout lorsque la dame est mûre, m'adresse un petit sourire coquin. Allez donc leur expliquer que je fais simplement comme ma mère me l'a dit!
Je ne sais si c'est un de ces films que nous avons vus ensemble, ou l'attitude de ma mère après le spectacle qui m'a laissé un souvenir si étrange et indélébile. Je revois encore l'acteur principal, vêtu de l'uniforme noir des Tcherkesses et d'un bonnet de fourrure, me fixer de l'écran de son regard pâle sous des sourcils ouverts comme des ailes, cependant que le pianiste, dans la salle, jouait son petit air nostalgique et claudiquant. En sortant du cinéma, nous marchâmes en nous tenant par la main à travers la ville déserte. Parfois, je sentais les doigts de ma mère qui serraient les miens, presque douloureusement. Lorsque je me tournais alors vers elle, je voyais qu'elle pleurait. A la maison, m'ayant aidé à me déshabiller et après m'avoir bordé dans mon lit, elle me demanda: – Lève les yeux.
Je levai les yeux vers la lampe. Elle demeura un long moment penchée sur moi, puis, avec un curieux sourire de triomphe, un sourire de victoire et de possession, elle, m'attira à elle et me serra dans ses bras. Or, il advint que, quelque temps après notre visite au cinéma, un bal costumé fut donné pour les enfants de la bonne société de la ville. J'y fus invité, naturellement: ma mère régnait alors souverainement sur la mode locale et nous étions très recherchés. Dès que l'invitation nous parvint, l'atelier de couture fut entièrement voué à la préparation de mon costume.
J'ai à peine besoin de dire que j'allai au bal vêtu en officier des Tcherkesses, avec poignard, bonnet de fourrure, cartouchières et tout le tra la la.
Un jour, un cadeau inattendu me parvint, apparemment tombé du ciel. C'était une bicyclette-bébé, juste ce qu'il fallait pour ma taille. Le nom du mystérieux donateur ne me fut pas révélé et toutes mes questions demeurèrent sans réponse. Aniela, après avoir longuement.contemplé l'objet, me dit simplement, avec animosité:
– Ça vient de loin.
Ma mère et Aniela débattirent longuement le point de savoir s'il fallait accepter le cadeau ou le renvoyer à l'expéditeur. Je ne fus pas autorisé à assister au débat, mais, le coeur serré et suant d'appréhension à l'idée que l'engin merveilleux allait peut-être m'échapper j'entrouvris la porte du salon et surpris quelques bribes d'un dialogue sibyllin:
– Nous n'avons plus besoin de lui. C'était dit par Aniela, sévèrement. Ma mère pleurait dans un coin. Aniela surenchérit alors:
– Il se rappelle un peu tard notre existence.
Puis la voix de ma mère, étrangement suppliante-elle n'avait pas l'habitude de supplier-dit, presque timidement:
– C'est tout de même gentil de sa part. Là-dessus, Aniela conclut:
– Il aurait pu se souvenir de nous plus tôt.
La seule chose qui m'intéressait à l'époque était de savoir si je pourrais garder ma bicyclette. Finalement, ma mère m'y autorisa. Et avec cette habitude qu'elle avait de me couvrir de «professeurs» – professeur de calligraphie – Dieu ait pitié de lui! s'il pouvait voir mon écriture, le pauvre se dresserait sûrement dans son cercueil – professeur d'élocution, professeur de maintien – là non plus, je n'ai pas fait preuve de beaucoup d'aptitude, et tout ce que j'ai retenu de son enseignement, c'est qu'il ne faut pas écarter le petit doigt en tenant ma tasse de thé – professeur d'escrime, de tir, d'équitation, de gymnastique, de… Un père aurait fait beaucoup mieux l'affaire. Bref, ayant acquis une bicyclette, j'acquis aussitôt un professeur de bicyclette, et après quelques chutes et misères d'usage, on put me voir pédaler fièrement sur mon vélo miniature, sur les gros pavés de Wilno, à la suite d'un long jeune homme triste qui portait un chapeau de paille et qui était un «sportif» célèbre dans le quartier. Il m'était formellement interdit de rouler seul dans les rues.
Un beau matin, en revenant de ma promenade avec mon instructeur, je trouvai une petite foule réunie à l'entrée de notre immeuble, bavant d'admiration devant une immense automobile jaune décapotée, arrêtée devant la porte cochère. Un chauffeur en livrée se tenait au volant. Ma bouche s'ouvrit démesurément, mes yeux s'agrandirent, je demeurai figé sur place devant cette merveille. Les autos étaient encore assez rares dans les rues de Wilno, et celles qui y circulaient n'avaient.qu'un très lointain rapport avec la création prodigieuse du génie humain que je voyais. Un petit camarade, fils du cordonnier, me glissa d'une voix respectueuse: «C'est chez vous.» Laissant là ma bicyclette, je courus me renseigner.