Je me mis en position.
Puis je me rappelai que j'avais dans ma poche un morceau de gâteau au pavot que j'avais volé le matin dans l'arrière-boutique d'une pâtisserie située dans l'immeuble, et que le pâtissier laissait sans surveillance lorsqu'il avait des clients. Je mangeai le gâteau. Je me remis ensuite en position et, avec un gros soupir, me préparai à pousser. Je fus sauvé par un chat.
Son museau apparut brusquement devant moi entre les bûches, et nous nous regardâmes un instant avec étonnement. C'était un incroyable matou pelé, galeux, couleur de marmelade d'oranges, aux oreilles en lambeaux et avec une de ces mines moustachues, patibulaires et renseignées que les vieux matous finissent par acquérir à force d'expériences riches et variées. Il me regarda attentivement, après quoi, sans hésiter, il se mit à me lécher la figure.
Je n'avais aucune illusion sur les mobiles de cette soudaine affection. J'avais encore des parcelles de gâteau au pavot répandues sur mes joues et mon menton, collées par mes larmes. Ces caresses étaient strictement intéressées. Mais cela m'était égal. La sensation de cette langue râpeuse et chaude sur mon visage me fit sourire de délice – je fermai les yeux et me laissai faire – pas plus à ce moment-là que plus tard, au cours de mon existence, je n'ai cherché à savoir ce qu'il y avait, exactement, derrière les marques d'affection qu'on me prodiguait. Ce qui comptait, c'est qu'il y avait là un museau amical et une langue chaude et appliquée qui allait et venait sur ma figure avec toutes les apparences de la tendresse et de la compassion. Il ne m'en faut pas davantage pour être heureux, lorsque le matou eut fini ses épanchements, je me sentis beaucoup mieux. Le monde offrait encore des possibilités et des amitiés qu'il n'était pas possible de négliger. Le chat se frottait à présent contre mon visage, en ronronnant. J'essayai d'imiter son ronron, et nous eûmes une pinte de bon temps, en ronronnant, tous les deux, à qui mieux mieux. Je ramassai les miettes du gâteau au fond de ma poche et les lui offris. Il se montra intéressé et s'appuya contre mon nez, la queue raide. Il me mordit l'oreille. Bref, la vie valait à nouveau la peine d'être vécue. Cinq minutes plus tard, je grimpais hors de mon édifice de bois et me dirigeais vers la maison, les mains dans les poches, en sifflotant, le chat sur mes talons.
J'ai toujours pensé depuis qu'il vaut mieux avoir quelques miettes de gâteau sur soi, dans la vie, si on veut être aimé d'une manière vraiment désintéressée.
Il va sans dire que les mots frantzuski poslannik – ambassadeur de France – me suivirent partout pendant de longs mois et lorsque le pâtissier Michka me surprit enfin en train de m'esquiver, sur la pointe des pieds, un énorme morceau de gâteau au pavot à la main, toute la cour fut invitée à constater que l'immunité diplomatique ne s'étendait pas à une certaine partie bien connue de mon individu.
La dramatique révélation de ma grandeur future, faite par ma mère aux locataires du n° 16 de la Grande-Pohulanka, n'eut pas sur tous les spectateurs le même effet désopilant.
II y avait parmi eux un certain M. Piekielny – ce qui, en polonais, veut dire «Infernal». Je ne sais dans quelles circonstances les ancêtres de cet excellent homme avaient acquis ce nom peu ordinaire, mais jamais un nom n'alla plus mal à celui qui en fut affublé. M. Piekielny ressemblait à une souris triste, méticuleusement propre de sa personne et préoccupée; il avait l'air aussi discret, effacé, et pour tout dire absent, que peut l'être un homme obligé malgré tout, par la force des choses, à se détacher, ne fût-ce qu'à peine, au-dessus de la terre. C'était une nature impressionnable, et l'assurance totale avec laquelle ma mère avait lancé sa prophétie, en posant une main sur ma tête, dans le plus pur style biblique, l'avait profondément troublé. Chaque fois qu'il me croisait dans l'escalier, il s'arrêtait et me contemplait gravement, respectueusement. Une ou deux fois, il se risqua à me tapoter la joue. Puis il m'offrit deux douzaines de soldats de plomb et une forteresse en carton. Il m'invita même dans son appartement et me combla de bonbons et de rahatlokoums. Pendant que je m'empiffrais – on ne sait jamais de quoi demain sera fait – le petit homme demeurait assis en face de moi, caressant sa barbiche roussie par le tabac. Et puis un jour, enfin, vint la pathétique requête, le cri du cœur, l'aveu d'une ambition dévorante et démesurée que cette gentille souris humaine cachait sous son gilet.
– Quand tu seras…
Il regarda autour de lui avec un peu de gêne, conscient sans doute de sa naïveté, mais incapable de se dominer.
– Quand tu seras… tout ce que ta mère a dit.
Je l'observais attentivement. La boîte de rahatlokoums était à peine entamée. Je devinais instinctivement que je n'y avais droit qu'en raison de l'avenir éblouissant que ma mère m'avait prédit.
– Je serai ambassadeur de France, dis-je, avec aplomb.
– Prends encore un rahat-lokoum, dit M. Piekielny, en poussant la boîte de mon côté. Je me servis. Il toussa légèrement.
– Les mères sentent ces choses-là, dit-il. Peut-être deviendras-tu vraiment quelqu'un d'important. Peut-être même écriras-tu dans les journaux, ou des livres… Il se pencha vers moi et me mit une main sur le genou. Il baissa la voix.
– Eh bien! quand tu rencontreras de grands personnages, des hommes importants, promets-moi de leur dire…
Une flamme d'ambition insensée brilla soudain dans les yeux de la souris.
– Promets-moi de leur dire: au n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait M. Piekielny…
Son regard était plongé dans le mien avec une muette supplication. Sa main était posée sur mon genou. Je mangeais mon rahat-lokoum, en le fixant gravement.
A la fin de la guerre, en Angleterre, où j'étais venu continuer la lutte quatre ans auparavant, Sa Majesté la Reine Elizabeth, mère de la souveraine actuelle, passait mon escadrille en revue sur le terrain de Hartford Bridge. J'étais figé au garde-à-vous avec mon équipage, à côté de mon avion. La reine s'arrêta devant moi et, avec ce bon sourire qui l'avait rendue si justement populaire, me demanda de quelle région de la France j'étais originaire. Je répondis, avec tact, «de Nice», afin de ne pas compliquer les choses pour Sa Gracieuse Majesté. Et puis… Ce fut plus fort que moi. Je crus presque voir le petit homme s'agiter et gesticuler, frapper du pied et s'arracher les poils de sa barbiche, essayant de se rappeler à mon attention. Je tentai de me retenir, mais les mots montèrent tout seuls à mes lèvres et, décidé à réaliser le rêve fou d'une souris, j'annonçai à la reine, à haute et intelligible voix:
– Au n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny…
Sa Majesté inclina gracieusement la tête et continua la revue. Le commandant de l'escadrille «Lorraine», mon cher Henri de Rancourt, me jeta au passage un regard venimeux.
Mais quoi: j'avais gagné mon rahat-lokoum. Aujourd'hui, la gentille souris de Wilno a depuis longtemps terminé sa minuscule existence dans les fours crématoires des nazis, en compagnie de quelques autres millions de Juifs d'Europe.
Je continue cependant à m'acquitter scrupuleusement de ma promesse, au gré de mes rencontres avec les grands de ce monde. Des estrades de l'ONU à l'Ambassade de Londres, du Palais Fédéral de Berne à l'Elysée, devant Charles de Gaulle et Vichinsky, devant les hauts dignitaires et les bâtisseurs pour mille ans, je n'ai jamais manqué de mentionner l'existence du petit homme et j'ai même eu la joie de pouvoir annoncer plus d'une fois, sur les vastes réseaux de la télévision américaine, devant des dizaines de millions de spectateurs, qu'au n° 16 de la rue Grande-Pohulanka, à Wilno, habitait un certain M. Piekielny, Dieu ait son âme.
Mais enfin, ce qui est fait est fait, et les os du petit homme, transformés à la sortie du four en savon, ont depuis longtemps servi à satisfaire les besoins de propreté des nazis.
J'aime toujours autant le rahat-lokoum. Cependant, ma mère n'ayant jamais cessé de me voir autrement que comme un mélange de Lord Byron, Garibaldi, d'Annunzio, d'Artagnan, Robin Hood et Richard Cœur de Lion, je suis a présent obligé de faire très attention à ma ligne. Je n'ai pas pu accomplir toutes les prouesses qu'elle attendait de moi, niais j'ai tout de même réussi à ne pas trop prendre de ventre. Tous les jours, je me livre à des exercices d'assouplissement et deux fois par semaine, je fais de la course à pied. Je cours, je cours, oh, comme je cours! Je fais également de l'escrime, du tir à l'arc et au pistolet, du saut en hauteur, du saut de carpe, des poids et haltères, et je sais encore jongler avec trois balles. Évidemment, dans votre quarante-cinquième année, il est un peu naïf de croire à tout ce que votre mère vous a dit, mais je ne peux pas m'en empêcher. Je n'ai pas réussi à redresser le monde, à vaincre la bêtise et la méchanceté, à rendre la dignité et la justice aux hommes, mais j'ai tout de même gagné le tournoi de ping-pong à Nice, en 1932, et je fais encore, chaque matin, mes douze tractions, couché, alors, il n'y a pas lieu de se décourager.
A peu près à la même époque, nos affaires prirent meilleure tournure. Les «modèles de Paris» eurent beaucoup de succès et bientôt une nouvelle ouvrière fut engagée pour faire face à la demande. Ma mère ne passait plus son temps à courir de porte en porte: la clientèle affluait à présent dans nos salons. Le jour vint où elle put annoncer dans les journaux que, désormais, sa maison, «par arrangement spécial avec M. Paul Poiret» allait assurer la représentation exclusive, «sous la supervision personnelle du maître», non seulement de chapeaux, mais encore de robes. Une plaque fut clouée à l'entrée, avec les mots «Maison Nouvelle, Haute Couture de Paris», gravés en français, en lettres d'or. Ma mère ne faisait jamais les choses à demi. A ce début de réussite, il manquait un élément de transcendance, de merveilleux, un deus ex machina qui viendrait transformer notre premier succès en une victoire définitive et écrasante sur l'adversité. Assise sur le petit divan rose du salon, les jambes croisées, une cigarette oubliée aux lèvres, son regard inspiré suivait dans l'espace un projet hardi, cependant que son visage prenait peu à peu cette expression que je commençais à connaître si bien, un mélange de ruse, de triomphe et de naïveté. J'étais tapi dans un fauteuil en face d'elle, mon gâteau au pavot a la main, légitimement acquis, cette fois. Parfois, je tournais la tête dans la direction de son regard, mais je ne voyais jamais rien. Le spectacle de ma mère faisant des projets était pour moi quelque chose de fabuleux et de bouleversant. J'en oubliais mon gâteau et je restais là, bouche bée, débordant de fierté et d'admiration.