Je dois dire que ma mère avait au plus haut degré le don de l'invective; en quelques mots bien choisis, sa nature poétique et nostalgique parvenait à merveille à reconstituer l'atmosphère à la Gorki des Bas-Fonds ou, plus modestement, des Bateliers de la Volga. Il suffisait d'un rien pour que cette dame distinguée aux cheveux blancs, qui inspirait une telle confiance aux acheteurs des «bijoux de famille», se mît soudain à évoquer, devant son auditoire sidéré, toute la Sainte Russie des palefreniers ivres, des moujiks et des feldvebels; elle possédait incontestablement un grand talent de reconstitution historique, par la voix et le geste, et ces scènes semblaient bien prouver qu'elle avait vraiment été, dans sa jeunesse, la grande artiste dramatique qu'elle prétendait avoir été.
Je ne suis cependant jamais parvenu à élucider ce dernier point entièrement. J'ai toujours su, bien entendu, que ma mère avait été «artiste dramatique» – avec quel accent de fierté, elle avait, toute sa vie, prononcé ces mots! – et je me revois encore à ses côtés, à l'âge de cinq, six ans, dans les solitudes enneigées où nous errions au hasard de ses tournées théâtrales, dans les traîneaux aux clochettes tristes qui nous ramenaient de quelque usine glacée, où elle venait de «donner du Tchékov» devant les ouvriers d'un Soviet local, ou de quelque caserne, où elle avait «dit des poèmes» devant les soldats et les matelots de la Révolution. Je me retrouve aussi sans peine dans sa petite loge de théâtre, à Moscou, assis par terre, en train de jouer avec des bouts d'étoffe multicolores, que j'essayais d'assortir harmonieusement: mon premier effort d'expression artistique. Je me souviens même du nom de la pièce qu'elle interprétait alors: Le Chien du jardinier. Mes premiers souvenirs d'enfant sont un décor de théâtre, une délicieuse odeur de bois et de peinture, une scène vide, où je m'aventure prudemment dans une fausse forêt et me fige de terreur en découvrant soudain devant moi une salle immense, béante et noire; je revois encore des visages grimés, étrangement beiges, aux yeux cerclés de blanc et de noir, qui se penchent sur moi et me sourient; des hommes et des femmes bizarrement vêtus qui me tiennent sur les genoux, pendant que ma mère est en scène; je me souviens encore d'un matelot soviétique qui me soulève et m'installe sur ses épaules, pour me permettre de voir ma mère interprétant le personnage de Rosa, dans Le Naufrage de l'espoir. Je me souviens même de son nom de théâtre, ce furent les premiers mots russes que j'appris à lire moi-même et ils étaient écrits sur la porte de sa loge: Nina Borisovskaia. Il semble donc bien que sa situation, dans le petit monde de théâtre russe, aux environs des années 1919-1920, était assez solidement établie. Ivan Mosjoukine, le grand acteur de cinéma, qui avait connu ma mère à l'époque de ses débuts artistiques, avait cependant toujours été assez évasif à ce sujet. Fixant sur moi ses yeux pâles sous des sourcils de Cagliostro, il me disait, à la terrasse de la «Grande Bleue», où il me faisait venir parfois, lorsqu'il tournait un film à Nice, pour voir «ce que je devenais»: «Votre mère aurait dû faire le Conservatoire; malheureusement, les événements ne lui ont pas permis de développer son talent. Et puis, dès votre naissance, jeune homme, en dehors de son fils, rien ne l'intéressait vraiment.» Je savais aussi qu'elle était fille d'un horloger juif de la steppe russe, de Koursk, plus précisément; qu'elle avait été très belle, qu'elle avait quitté sa famille à l'âge de seize ans; qu'elle avait été mariée, divorcée, remariée, divorcée encore – et tout le reste, pour moi, était une joue contre la mienne, une voix mélodieuse, qui murmurait, parlait, chantait, riait – un rire insouciant, d'une gaieté étonnante, que je guette, j'attends, je cherche en vain, depuis, autour de moi; un parfum de muguet, une chevelure sombre qui coule à flots sur mon visage et, murmurées à l'oreille, des histoires étranges d'un pays qui, un jour, allait être le mien. Conservatoire ou pas, elle devait cependant avoir du talent, parce qu'elle mettait à évoquer pour moi la France tout l'art des conteurs orientaux et une force de conviction dont je ne me suis jamais remis. Jusqu'à ce jour, il m'arrive d'attendre la France, ce pays intéressant, dont j'ai tellement entendu parler, que je n'ai pas connu et que je ne connaîtrai jamais – car la France que ma mère évoquait dans ses descriptions lyriques et inspirées depuis ma plus tendre enfance avait fini par devenir pour moi un mythe fabuleux, entièrement à l'abri de la réalité, une sorte de chef-d'œuvre poétique, qu'aucune expérience humaine ne pouvait atteindre ni révéler. Elle connaissait notre langue remarquablement – avec un fort accent russe, il est vrai, dont je garde la trace dans ma voix jusqu'à ce jour – elle n'avait jamais voulu m'expliquer où, comment, de qui, à quel moment de sa vie elle l'avait apprise. «J'ai été à Nice et à Paris» – c'était tout ce qu'elle avait consenti à me confier. Dans sa loge de théâtre glacée, dans l'appartement que nous partagions avec trois autres familles d'acteurs, où une jeune bonne, Aniela, prenait soin de moi et, plus tard, dans les wagons à bestiaux qui nous emportaient vers l'Ouest, avec le typhus pour compagnie, elle s'agenouillait devant moi, frottait mes doigts engourdis et continuait à me parler de la terre lointaine où les plus belles histoires du monde arrivaient vraiment; tous les hommes étaient libres et égaux; les artistes étaient reçus dans les meilleures familles; Victor Hugo avait été Président de la République; l'odeur du collier de camphre que je portais autour du cou, remède souverain, paraît-il, contre les poux typhiques, me piquait aux narines; j'allais être un grand violoniste, un grand acteur, un grand poète; le Gabriele d'Annunzio français, Nijinsky; Emile Zola; on nous gardait en quarantaine à Lida, à la frontière polonaise; je marchais dans la neige, le long de la voie ferrée, une main dans celle de ma mère, tenant dans l'autre un pot de chambre dont je refusais de me séparer depuis Moscou et qui était devenu un ami: je m'attache très facilement; on me rasait le crâne; couchée sur une paillasse, le regard perdu dans le lointain, elle continuait à évoquer mon avenir radieux; je luttais contre le sommeil et ouvrais des yeux tout grands pour essayer d'apercevoir ce qu'elle voyait; le Chevalier Bayard; la Dame aux Camélias; on trouvait du beurre et du sucre dans tous les magasins; Napoléon Bonaparte; Sarah Bernhardt – je m'endormais enfin, la tête sur son épaule, le pot de chambre serré dans mes bras. Plus tard, beaucoup plus tard, après quinze ans de contact avec la réalité française, à Nice, où nous étions venus nous établir, le visage ridé, maintenant, et les cheveux tout blancs, vieillie, puisqu'il faut bien dire le mot, mais n'ayant rien appris, rien remarqué, elle continua à évoquer, avec le même sourire confiant, ce pays merveilleux qu'elle avait apporté avec elle dans son baluchon; quant à moi, élevé dans ce musée imaginaire de toutes les noblesses et de toutes les vertus, mais n'ayant pas le don extraordinaire de ma mère de ne voir partout que les couleurs de son propre cœur, je passai d'abord mon temps à regarder autour de moi avec stupeur et à me frotter les yeux, et ensuite, l'âge d'homme venu, à livrer à la réalité un combat homérique et désespéré, pour redresser le monde et le faire coïncider avec le rêve naïf qui habitait celle que j'aimais si tendrement.
Oui, ma mère avait du talent – et je ne m'en suis jamais remis.
D'un autre côté, le sinistre Agroff, usurier, boulevard Gambetta, un répugnant factotum d'Odessa, déteint, graisseux, flasque, m'avait dit un jour,.s'étant vu refuser les dix pour cent d'intérêt mensuel de la somme qu'il nous avait prêtée pour l'achat d'une «participation» dans un taxi Renault: «Ta mère fait la grande dame, mais quand je l'ai connue, elle chantait dans les beuglants, dans les caf'conc' pour soldats. Son langage vient de là. Je ne me sens pas insulté. Une femme comme ça ne peut pas insulter un honorable commerçant.» N'ayant, à cette époque, que quatorze ans, et ne pouvant guère encore subvenir aux besoins dé ma mère, ce qui était mon plus cher désir, je nie soulageai en donnant à l'honorable commerçant une très belle paire de claques, la première que j'assenais dans une longue et brillante carrière de distributeur de paires de claques qui devait bientôt me rendre célèbre dans le quartier. A partir de ce jour, en effet, ma mère, éblouie par cet exploit, prit l'habitude de venir se plaindre à moi chaque fois qu'à tort ou à raison, elle se sentait insultée, concluant invariablement sa version, pas toujours exacte, de l'incident, par ce refrain: «II croit que je n'ai personne pour me défendre, qu'on peut m'insulter impunément. Comme il se trompe! Va lui donner une paire de gifles.» Je savais que, neuf fois sur dix, l'insulte était imaginaire, que ma mère voyait des insultes partout, qu'elle était parfois la première à injurier les gens sans raison, sous l'effet de ses nerfs surmenés. Mais je ne me suis jamais dérobé. J'avais horreur de ces scènes, ces éclats continuels m'étaient insupportables, odieux, mais je m'exécutais. Il y avait quatorze ans, déjà, que ma mère vivait et luttait seule, et rien ne l'enchantait plus que de se sentir «protégée», de sentir une présence virile à ses côtés. Je prenais donc mon courage à deux mains, j'étouffais ma honte et j'allais trouver quelque malheureux diamantaire, boucher, marchand de tabac, antiquaire, qui m'était ainsi désigné. L'intéressé voyait alors entrer dans sa boutique un garçon frémissant, qui se plantait devant lui, les poings serrés, et lui disait d'une voix tremblante d'indignation – une indignation qui allait avant tout à la manifestation de mauvais goût à laquelle sa piété filiale l'obligeait à se livrer: «Monsieur, vous avez insulté ma mère, tenez!» Là-dessus, je donnais une gifle au malheureux. J'acquis ainsi, très tôt, une réputation de voyou dans les environs du boulevard Gambetta, et personne n'imaginait quelle horreur j'avais moi-même de ces scènes, combien j'en souffrais et combien elles m'humiliaient. Une ou deux fois, sachant l'accusation de ma mère entièrement injustifiée, je tentai de protester, mais alors, la vieille dame s'asseyait devant moi, comme si ses jambes se fussent soudain dérobées sous elle devant une telle ingratitude, ses yeux s'emplissaient de larmes, et elle restait là, à me regarder avec stupeur, dans une sorte d'abandon total des forces et du courage.
Je me levais alors silencieusement et allais me battre. Je n'ai jamais pu supporter la vue d'une créature en proie à ce que je ne peux décrire autrement que comme une sorte d'incompréhension lucide de sa condition. Je n'ai jamais pu tolérer le spectacle d'un être abandonné, homme ou bête et, dans ses attitudes, ma mère avait le don intolérable d'incarner tout ce qu'il peut y avoir de tragiquement muet dans les deux. Si bien qu'Agroff avait à peine fini de parler qu'il recevait une gifle, ce à quoi il répondit simplement: «Voyou. Ça ne m'étonne pas de la part du rejeton d'une saltimbanque et d'un aventurier.» C'est ainsi que je fus brusquement éclairé sur mes intéressantes origines, ce qui ne me fit du reste aucun effet, car je n'attachais nulle importance à ce que je pouvais bien être ou ne pas être d'une manière provisoire et transitoire, puisque je me savais promis à des sommets vertigineux, d'où j'allais faire pleuvoir sur ma mère mes lauriers, en guise de réparation. Car j'ai toujours su que je n'avais pas d'autre mission; que je n'existais, en quelque sorte, que par procuration; que la force mystérieuse mais juste qui préside au destin des hommes m'avait jeté dans le plateau de la balance pour rétablir l'équilibre d'une vie de sacrifices et d'abnégation. Je croyais à une logique secrète et souriante, dissimulée aux recoins les plus ténébreux de la vie. Je croyais à l'honorabilité du monde. Je ne pouvais voir le visage désemparé de ma mère sans sentir grandir dans ma poitrine une extraordinaire confiance dans mon destin. Aux heures les plus dures de la guerre, j'ai toujours fait face au danger avec un sentiment d'invincibilité. Rien ne pouvait m'arriver, puisque j'étais son happy end. Dans ce système de poids et mesures que l'homme cherche désespérément à imposer à l'univers, je me suis toujours vu comme sa victoire.