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– Mais je croyais qu'on était plus ou moins juifs?

– Ça ne fait rien, je connais le pope.

Je trouvai l'explication valable. Ma mère croyait aux relations personnelles, même dans les rapports avec le Tout-Puissant.

Je m'étais tourné vers Dieu à plusieurs reprises, dans mon adolescence, et je m'étais même converti pour de bon, bien que provisoirement, lorsque ma mère avait fait sa première crise d'hypoglycémie et que j'avais assisté, impuissant, à son coma insulinique. La vue du visage terreux, de la tête penchée, de la main sur la poitrine, de cet abandon total des forces, alors qu'il restait encore tant de poids à soulever, m'avait précipité aussitôt dans la première église sur mon chemin, et il s'était trouvé que ce fût celle de Notre-Dame. Je le fis secrètement, craignant que ma mère ne vît, dans cet appel à une aide extérieure, un signe de manque de confiance et de foi en elle, et aussi un indice de la gravité de son état. Je craignis qu'elle n'imaginât soudain que je ne comptais plus sur elle, que je m'adressais ailleurs, et que, me tournant ainsi vers quelqu'un d'autre, en somme, je l'abandonnais. Mais très rapidement, l'idée que je me faisais de la grandeur divine m'apparut inconciliable avec ce que je voyais sur la terre, et c'est ici que je voulais voir sur le visage de ma mère un sourire de bonheur. Et cependant, le mot «athée» m'est insupportable; je le trouve bête, étriqué, il sent la mauvaise poussière des siècles, il fait vieux jeu et borné d'une certaine façon bourgeoise et réactionnaire que je ne peux pas définir, mais qui me met hors de moi, comme tout ce qui est satisfait de soi et se prétend avec suffisance entièrement affranchi et renseigné.

– Bon. Allons à l'église russe du Parc Impérial.

Je lui donnai le bras. Elle marchait encore assez vite, de cette démarche déterminée des gens qui ont un but dans la vie. Elle portait maintenant des lunettes, des lunettes d'écaillé qui soulignaient la beauté de ses yeux verts. Elle avait de très beaux yeux. Le visage était ridé, flétri, et elle ne se tenait plus aussi droite qu'avant. Elle s'appuyait de plus en plus sur sa canne. Elle n'avait pourtant que cinquante-cinq ans. Elle souffrait aussi d'un eczéma chronique aux poignets, à présent. On n'a pas le droit de traiter ainsi les êtres humains. Il m'arrivait de rêver à cette époque d'être transformé en un arbre, avec une très dure écorce, ou en éléphant, avec une peau cent fois plus épaisse que la mienne. Il m'arrivait aussi, comme il m'arrive encore aujourd'hui, de prendre mon fleuret, d'aller sur le terrain et, sans même le salut d'usage, de croiser le fer avec chaque rayon de lumière qui me venait du ciel. Je me mets en position, je me fends en deux, je bondis, je fonce, je cherche à toucher, un cri jaillit parfois de mes lèvres – «Et là!» -je me rue en avant, je cherche l'ennemi, je feinte, je me détends, un peu comme jadis, sur le court de tennis du Parc Impérial, je dansais ma danse désespérée à la poursuite des balles que je n'arrivais pas à toucher.

Parmi tous les autres bretteurs, j'ai beaucoup admiré Malraux. Sur le terrain, c'est celui que je préfère. Ce fut surtout avec son poème sur l'art que Malraux m'apparut comme un grand auteur-acteur de sa propre tragédie. Un mime, plutôt, un mime universel: lorsque, seul sur ma colline, face au ciel, je jongle avec mes trois balles, pour montrer ce que je sais faire, je pense à lui. Avec le Chaplin de jadis, il est sans doute le plus poignant mime de l'affaire homme que ce siècle ait connu. Cette pensée fulgurante, condamnée à se réduire à l'art, cette main tendue vers l'éternel et qui ne peut saisir qu'une autre main d'homme, cette merveilleuse intelligence, obligée de se contenter d'elle-même, cette aspiration bouleversante à percer, à deviner, à franchir, à transcender, et qui ne parvient finalement qu'à la beauté, ont été, pour moi, sur le terrain, un fraternel encouragement.

Nous marchâmes le long du boulevard Carlone, vers le boulevard du Tzarevitch. L'église était vide et ma mère parut contente d'avoir ainsi, en quelque sorte, l'exclusivité.

– Il n'y a que nous, dit-elle. On n'aura pas à attendre.

Elle s'exprimait comme si Dieu fût un médecin et qu'on eût la chance d'arriver à une heure creuse. Elle se signa et je me signai aussi. Elle s'agenouilla devant l'autel et je m'agenouillai à côté d'elle. Des larmes apparurent sur ses joues et ses lèvres balbutièrent de vieilles prières russes, où les mots Yessouss Christoss revenaient continuellement. Je me tenais à ses côtés, les yeux baissés. Elle se frappait la poitrine, et une fois, sans se tourner vers moi, elle murmura:

– Jure-moi que tu n'accepteras jamais de l'argent des femmes!

– Je le jure.

L'idée qu'elle fût elle-même une femme ne lui venait pas à l'esprit.

– Seigneur, aidez-le à tenir debout, aidez-le à se tenir droit, gardez-le des maladies! Se tournant vers moi:

– Jure-moi de faire attention! Promets-moi de ne rien attraper!

– Je te le promets.

Ma mère resta là un long moment encore, sans prier, en pleurant seulement. Puis je l'aidai à se relever, et nous nous retrouvâmes dans la rue. Elle essuya ses larmes et parut tout à coup très satisfaite. Il y eut même une trace de ruse presque enfantine sur son visage, lorsqu'elle se tourna vers l'église pour la dernière fois.

– On ne sait jamais, dit-elle.

Le lendemain matin, je pris l'autocar pour Paris. Avant de partir, je dus m'asseoir et rester assis un moment, selon la vieille superstition russe, pour conjurer le mauvais sort. Elle m'avait remis cinq cents francs, qu'elle me força à porter dans une sacoche, sous la chemise, autour du ventre, sans doute pour le cas où l'autocar serait arrêté par des brigands. Je me promis que ce serait là la dernière somme d'argent que j'accepterais d'elle, et bien que je n'aie pas tenu tout à fait parole, cela me soulagea beaucoup sur le moment.

A Paris, je m'enfermai dans ma minuscule chambre d'hôtel et, négligeant les cours à la Faculté de Droit, je me mis à écrire tout mon saoul. A midi, je me rendais rue Mouffetard où j'achetais du pain, du fromage et, naturellement, des concombres salés. Je n'arrivais jamais à rapporter les concombres chez moi intacts: je les dévorais toujours séance tenante, dans la rue. Ce fut pendant plusieurs semaines ma seule source de satisfaction. Les tentations, pourtant, ne manquaient pas. En me restaurant, debout dans la rue, le dos au mur, mon regard fut à plusieurs reprises attiré par une jeune fille d'une beauté absolument inouïe, aux yeux noirs et aux cheveux bruns, d'une douceur tout à fait sans précédent dans l'histoire du cheveu humain. Elle faisait son marché à la même heure que moi et je pris l'habitude de guetter son passage dans la rue. Je n'attendais absolument rien d'elle – je ne pouvais même pas lui offrir le cinéma – tout ce que je désirais, c'était pouvoir manger mon concombre en la savourant du regard. J'ai toujours eu tendance à avoir faim devant le spectacle de la beauté, devant les paysages, les couleurs, les femmes. Je suis un consommateur-né. La jeune fille finit du reste par s'apercevoir du regard bizarre que je posais sur elle en dévorant mes concombres salés. Elle dut être assez frappée par mon goût immodéré pour les crudités, par la rapidité avec laquelle je les ingurgitais, et, le regard fixe, elle souriait tout de même un peu en passant à côté de moi. Finalement, un beau jour, comme je me surpassais, avalant un concombre énorme, elle n'y tint plus et elle me dit au passage, avec une trace de sincère sollicitude dans la voix:

– Dites donc, vous finirez par en crever!

Nous liâmes connaissance. J'eus cette chance que la première jeune fille dont je tombai amoureux à Paris fût un être totalement désintéressé. Elle était étudiante, et, avec sa sœur, certainement la plus jolie fille du Quartier latin à l'époque. Des jeunes gens à automobile lui faisaient une cour assidue, et encore aujourd'hui, vingt ans après, lorsqu'il m'arrive de l'apercevoir dans Paris, mon cœur se met à battre plus vite et j'entre dans la première épicerie russe sur mon chemin pour acheter une livre de concombres salés.

Un matin, alors qu'il ne me restait plus que cinquante francs en poche et qu'un nouvel appel à ma mère devenait impératif, en ouvrant l'hebdomadaire Gringoire, je trouvai ma nouvelle L'Orage imprimée sur toute une page, et mon nom en caractères bien gras, partout où il fallait.

Je repliai l'hebdomadaire lentement et rentrai chez moi. Je n'éprouvais aucune joie, au contraire, je me sentais étrangement fatigué et triste: je venais de donner mon premier coup d'épée dans l'eau.

Par contre, il est difficile de décrire la sensation que la publication de la nouvelle provoqua au marché de la Buffa. Un apéritif d'honneur fut offert à ma mère par la corporation, et des discours furent prononcés, avec l'accent. Ma mère mit le numéro de l'hebdomadaire dans son sac et ne s'en sépara plus jamais. A la moindre altercation, elle le sortait de là, le dépliait, fourrait la page ornée de mon nom sous le nez de l'adversaire, et disait:

– Rappelez-vous à qui vous avez l'honneur de parler! Après quoi, la tête haute, elle quittait triomphalement le terrain, suivie par des regards éberlués.

La nouvelle me fut payée mille francs et, cette fois, je perdis complètement la tête. Je n'avais jamais vu une telle somme d'argent auparavant et, allant tout de suite à l'extrême, comme quelqu'un que je connaissais si bien, je me sentis à l'abri du besoin jusqu'à la fin de mes jours. La première chose que je fis fut d'aller à la brasserie Baîzar, où je dégustai deux choucroutes et du bœuf gros sel. J'ai toujours été gros mangeur et, au fur et à mesure que je diminue moi-même, je mange de plus en plus. Je louai une chambre au cinquième, avec fenêtre sur rue, et j'écrivis une lettre très calme à ma mère, dans laquelle j'expliquais que j'avais désormais un contrat permanent avec Gringoire, ainsi qu'avec plusieurs autres publications, et que si elle avait besoin d'argent, elle n'avait qu'à me le faire savoir. Je lui fis parvenir un énorme flacon de parfum et un bouquet de fleurs par télégramme. Je m'achetai une boîte de cigares et une veste de sport. Les cigares me donnaient mal au cœur, mais résolu à bien vivre, je les fumai jusqu'au dernier. Là-dessus, saisissant mon stylo, j'écrivis coup sur coup trois nouvelles, lesquelles me furent toutes renvoyées, non seulement par Gringoire, mais aussi par tous les autres hebdomadaires parisiens. Pendant six mois, aucune de mes œuvres ne vit la lumière du jour. Elles étaient jugées trop «littéraires». Je ne comprenais pas ce qui m'arrivait. Je l'ai compris depuis. Encouragé par mon premier succès, je me laissais aller à mon dévorant besoin de saisir coûte que coûte la dernière balle, d'aller d'un seul jet de la plume jusqu'au fond du problème, et comme le problème n'avait pas de fond, et que, de toute façon, je n'avais pas le bras assez long, j'en étais une fois de plus réduit à mon rôle de clown dansant et piétinant sur le court de tennis du Parc Impérial, et mon exhibition, pour tragique et burlesque qu'elle fût, ne pouvait que rebuter le public par son impuissance à dominer ce que je n'arrivais même pas à saisir, au lieu de le rassurer par l'aisance et la maîtrise avec lesquelles les professionnels savaient se maintenir toujours légèrement en deçà de leurs moyens. Il me fallut beaucoup de temps pour admettre que le lecteur avait droit à certains égards et qu'il fallait bien lui indiquer, comme à l'Hôtel-Pension Mermonts, le numéro de la chambre, lui donner la clef, et l'accompagner à l'étage pour lui montrer où se trouvent la lumière et les objets de première nécessité.

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