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Tous les soirs, ayant terminé ses courses et préparé notre souper, ma mère, pendant une heure ou deux, me faisait répéter mon rôle. Elle l'avait appris par cœur et elle me le jouait d'abord elle-même pour me mettre en train. Elle donnait dans ses récitations le meilleur d'elle-même et j'étais ensuite invité à répéter le texte, en imitant ses gestes, ses attitudes et ses intonations. Le rôle était dramatique à souhait et, vers onze heures du soir, les voisins excédés commençaient à se fâcher et à réclamer le silence. Ma mère n'était pas femme à se laisser faire, et il y eut, dans les couloirs, des scènes mémorables, où, continuant sur la lancée du noble poème tragique du grand poète, elle se surpassait dans l'invective, le défi et les tirades enflammées. Le résultat ne se fit pas attendre, et, quelques jours avant la représentation, nous fûmes invités à aller déclamer ailleurs. Nous allâmes vivre chez une parente de ma mère, dans un appartement occupé par un avocat et sa sœur, qui était dentiste: nous dormîmes d'abord dans la salle d'attente, ensuite dans le cabinet, et chaque matin, il nous fallait débarrasser les lieux avant l'arrivée des clients et des patients.

La représentation eut enfin lieu et je remportai, ce soir-là, mon premier grand succès sur les planches. Après le spectacle, ma mère, encore bouleversée par les applaudissements et le visage ruisselant de larmes, m'emmena manger des gâteaux dans une pâtisserie. Elle avait encore l'habitude de me tenir par la main lorsque nous marchions dans la rue, et comme j'avais déjà onze ans et demi, je trouvais cela terriblement gênant. Je tâchais toujours de dégager poliment ma main, sous quelque prétexte plausible, et j'oubliais ensuite de la lui rendre, mais ma mère la reprenait toujours fermement dans la sienne.

Les rues voisines de la Poznanska étaient, dès l'après-midi, envahies par les prostituées. Il y en avait de véritables nuées, particulièrement dans la rue Chmielna et nous étions devenus, ma mère et moi, pour ces braves filles, un spectacle familier. Lorsque nous marchions ainsi parmi elles, la main dans la main, elles s'écartaient toujours respectueusement et complimentaient ma mère sur ma bonne mine. Lorsque je passais seul, elles m'arrêtaient souvent, me posaient des questions sur ma mère, me demandaient pourquoi elle ne se remariait pas, me donnaient des bonbons et l'une d'elles, une petite rousse maigre avec des jambes en cerceaux, m'embrassait toujours sur la joue, après quoi, me demandant mon mouchoir, elle m'essuyait la joue soigneusement. Je ne sais comment la nouvelle que j'allais tenir un rôle important dans notre représentation scolaire s'était répandue sur le trottoir, et je soupçonne ma mère d'y avoir été pour quelque chose, en tout cas, sur notre chemin à la pâtisserie, les filles nous entourèrent pour nous interroger anxieusement sur l'accueil qui m'avait été fait. Ma mère ne se montra pas inutilement modeste et, pendant les jours qui suivirent, une pluie de cadeaux s'abattit sur moi chaque fois que je passais dans la rue Chmielna. Je reçus de petites croix et des médailles saintes, des chapelets, des canifs, des tablettes de chocolat et des statuettes de la Vierge, et je fus à plusieurs reprises entraîné par les filles dans une petite charcuterie voisine où, sous leurs regards admiratifs, je me gavai de concombres salés.

Lorsque nous fûmes enfin dans la pâtisserie et qu'après mon cinquième gâteau, je commençai à souffler un peu, ma mère m'exposa brièvement ses projets d'avenir. Enfin, nous tenions quelque chose de concret, le talent était certain, la voie tracée, il n'y avait plus qu'à continuer. J'allais devenir un grand acteur, j'allais rendre les femmes malheureuses, j'allais avoir une immense voiture jaune décapotable, j'allais avoir un contrat avec la U.F.A. Cette fois, c'était là, on le tenait, on y était. Encore un gâteau pour moi, un verre de thé pour ma mère: elle devait boire entre quinze et vingt verres de thé par jour. Je l'écoutai – comment dire? – je l'écoutai prudemment. Je dois dire sans me vanter que je n'ai pas perdu la tête. Je n'avais que onze ans et demi, mais j'étais déjà résolu à être l'élément pondéré, mesuré, français, dans la famille. Pour le moment, la seule chose concrète que je voyais dans tout cela était les gâteaux sur le plateau, et là, je n'en ai pas laissé échapper un seul. J'ai bien fait, car ma grande carrière théâtrale et cinématographique ne s'est jamais matérialisée. Ce ne fut pourtant pas faute d'avoir essayé. Pendant plusieurs mois, ma mère ne cessa d'envoyer ma photo à tous les directeurs de théâtres de Varsovie et elle l'adressa également à Berlin, à la U.F.A., avec une longue description du grand triomphe dramatique que j'avais remporté dans le rôle principal de Konrad Wallenrod. Elle m'obtint même une audition avec le directeur du Théâtre Polski, un monsieur distingué et courtois qui m'écouta poliment, pendant que, un pied en avant, un bras levé, dans l'attitude de Rouget de Lisle chantant La Marseillaise , je déclamais énergiquement, dans son bureau, avec un fort accent russe, les vers immortels du barde polonais. J'avais un trac effroyable que j'essayais de cacher en hurlant encore plus fort; il y avait, dans le bureau, plusieurs personnes qui me contemplaient et qui paraissaient vivement frappées, et je ne devais pas avoir, dans cette atmosphère qui manquait, il faut bien le dire, de chaleur, tout le contrôle de mes moyens, parce que le contrat fabuleux ne me fut pas offert. On m'écouta, toutefois, jusqu'au bout et, lorsque après avoir avalé mon poison, comme le rôle l'exige, je tombai à ses pieds, agonisant dans des convulsions affreuses, cependant que ma mère promenait sur l'assistance un regard triomphant, le directeur m'aida à me relever et, après s'être assuré que je ne m'étais pas fait de mal, disparut si rapidement que je me demande encore comment il avait fait et par où il était passé.

Je ne remontai sur les planches que seize ans plus tard, devant un public bien différent et dont le général de Gaulle fut le plus intéressant élément. Cela advint au cœur de l'Afrique équatoriale, à Bangui, dans l'Oubangui-Chari, en 1941. Je m'y trouvais depuis quelque temps avec deux autres équipages de mon escadrille, lorsque nous fut annoncée la visite du général de Gaulle, en tournée d'inspection.

Nous décidâmes d'honorer le chef de la France Libre par un spectacle de théâtre et nous mîmes aussitôt à l'ouvrage. Une revue extrêmement spirituelle, de l'avis de ses auteurs, destinée à dérider notre illustre visiteur, fut composée sur-le-champ. Le texte était très gai et léger, pétillant d'esprit et de bonne humeur, car nous étions à l'époque des grands désastres militaires de 1941 et nous étions fermement résolus à témoigner, devant notre chef, d'un moral à toute épreuve et d'un entrain endiablé.

Nous donnâmes notre première représentation avant l'arrivée du Général pour mettre le spectacle bien au point, et nous eûmes un succès très encourageant. Le public applaudissait à tout casser et bien qu'une mangue se détachât parfois d'un arbre et tombât sur la tête d'un spectateur, tout se passa vraiment très bien.

Le Général arriva le lendemain matin et, le soir, assista à la représentation en compagnie des chefs militaires et hautes personnalités politiques de son entourage.

Ce fut un désastre complet – j'ai juré, depuis, de ne plus jamais, jamais jouer la comédie, ni chanter la chansonnette devant le général de Gaulle, quelles que soient les circonstances dramatiques que mon pays traverserait. La France peut me demander tout, mais pas ça.

Je reconnais que l'idée de jouer de petits sketches fripons devant celui qui se tenait tout seul dans la tempête et dont la volonté et le courage devaient soutenir tant de cœurs défaillants, n'était pas ce que notre jeunesse avait trouvé de plus heureux.

Mais je n'aurais jamais cru qu'un seul spectateur, dans la salle, parfaitement correct et silencieux, pût réduire les acteurs et le public entier à un tel état de gravité.

Le général de Gaulle, dans sa tenue blanche, se tint très droit au premier rang des spectateurs, le képi sur les genoux, les bras croisés.

Il n'a pas bougé, tressailli, ou marqué une réaction quelconque pendant toute la durée de la représentation.

Je crois simplement me rappeler qu'à un moment, alors que, levant très haut la jambe, j'esquissais un pas de french-cancan, cependant qu'un autre acteur s'exclamait: «Je suis cocu! Je suis cocu!», comme son rôle l'exigeait, je crus percevoir, en louchant, un léger frémissement de la moustache sur le visage du chef de la France Libre. Mais peut-être me suis-je trompé. Il se tenait là, très droit, les bras croisés, et il nous fixait avec une sorte d'implacable attention.

L'œil était dans la salle et regardait Caïn.

Mais le phénomène le plus étonnant fut l'attitude des deux cents spectateurs. Alors que la veille, la salle entière riait, éclatait en applaudissements et s'amusait follement, cette fois, pas un rire ne monta vers nous du public.

Pourtant, le Général était assis au premier rang et les spectateurs ne pouvaient guère lire l'expression de son visage. A ceux qui affirment que le général de Gaulle ne sait pas établir un contact avec les foules et communiquer ses sentiments, je donne cet exemple à méditer.

Quelque temps après la guerre, Louis Jouvet montait Don Juan. J'assistais aux répétitions. Dans la scène où la statue du Commandeur, fidèle au rendez-vous, vient entraîner le libertin aux enfers, j'eus soudain une sensation étonnante de déjà-vu, d'une expérience déjà vécue par moi et je me rappelai Bangui, 1941, et le général de Gaulle me fixant de son regard droit.

J'espère qu'il m'a pardonné.

CHAPITRE XVIII

Mon triomphe théâtral dans Konrad Wallenrod fut donc éphémère, et ne résolut aucun des problèmes matériels dans lesquels ma mère se débattait. Nous n'avions plus un sou. Ma mère courait toute la journée à travers la ville à la recherche des affaires et revenait épuisée. Mais je n'ai jamais eu ni faim, ni froid et elle ne se plaignait jamais.

Encore une fois, il ne faudrait cependant pas croire que je ne faisais rien pour l'aider. Au contraire, je me surpassais dans mes efforts pour voler à son secours. J'écrivais des poèmes et je les lui récitais à haute voix: ces poèmes allaient nous rapporter la gloire, la fortune et l'adulation des foules. Je travaillais cinq, six heures par jour à polir mes vers, et je couvrais des cahiers de stances, d'alexandrins et de sonnets. Je commençai même à composer une tragédie en cinq actes, avec un prologue et un épilogue, intitulée Alcymène. Chaque fois que ma mère revenait de ses courses en ville et qu'elle s'asseyait sur une chaise – les premières marques de vieillesse apparaissaient déjà sur sa figure – je lui lisais les strophes immortelles qui devaient jeter le monde à ses pieds. Elle les écoutait toujours attentivement. Peu à peu, son regard s'éclairait, les traces de fatigue disparaissaient de son visage et elle s'exclamait, avec une conviction absolue:

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