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Eh dehors de cette façon qu'il avait de nous défier en savourant sa possession du monde, Pastèque avait exercé sur moi une autre influence importante. Il devait avoir un ou deux ans de moins que moi, mais j'ai toujours été très influencé par mes cadets. Les hommes âgés n'ont jamais eu d'ascendant sur moi, je les ai toujours considérés comme étant hors jeu et leurs conseils de sagesse me semblent se détacher d'eux comme des feuilles mortes d'une cime sans doute majestueuse, mais que la sève n'abreuve plus. La vérité meurt jeune. Ce que la vieillesse a "appris" est en réalité tout ce qu'elle a oublié, la haute sérénité des vieillards à barbe blanche et au regard indulgent me semble aussi peu convaincante que la douceur des chats émasculés et, alors que l'âge commence à peser sur moi de ses rides et de ses épuisements, je ne triche pas avec moi-même et je sais que, pour l'essentiel, j'ai été et ne serai plus jamais.

Ce fut donc le petit Pastèque qui m'initia à la magie. Je me souviens de l'étonnement que j'éprouvai lorsqu'il m'apprit que tous mes vœux pouvaient être exaucés, si je savais m'y prendre. Il suffisait de se procurer une bouteille, d'y uriner d'abord, et d'y placer ensuite, dans l'ordre: des moustaches de chat, des queues de rats, des fourmis vivantes, des oreilles de chauve-souris, ainsi que vingt autres ingrédients difficiles à trouver dans le commerce, et que j'ai complètement oubliés aujourd'hui, ce qui me fait craindre que mes vœux ne soient plus jamais exaucés. Je me mis aussitôt en quête des éléments magiques indispensables. Les mouches étaient partout, les chats et les rats crevés ne manquaient pas dans la cour, les chauves-souris nichaient dans les hangars et uriner dans la bouteille n'offrait pas de problème particulier. Mais essayez donc de faire entrer dans une bouteille des fourmis vivantes! On ne peut ni les saisir, ni les garder, elles s'échappent à peine tenues, s'ajoutant au nombre de celles qu'il vous faut encore capturer, et lorsque l'une d'elles prend enfin obligeamment le chemin du goulot, le temps d'en décider une autre et déjà la précédente est ailleurs et tout est à recommencer. Un vrai métier de Don Juan aux enfers. Il arriva cependant un moment où Pastèque, lassé du spectacle de mes efforts, et impatient de goûter au gâteau que je devais lui remettre en échange de sa formule magique, déclara enfin que le talisman était complet et prêt à fonctionner.

Il ne me restait plus qu'à formuler un vœu.

Je me mis à réfléchir.

Assis par terre, la bouteille entre les jambes, je couvrais ma mère de bijoux, je lui offrais des Packard jaunes avec des chauffeurs en livrée, je lui bâtissais des palais de marbre où toute la bonne société de Wilno était invitée à se rendre à genoux. Mais ce n'était pas ça. Quelque chose, toujours, manquait. Entre ces pauvres miettes et l'extraordinaire besoin qui venait de s'éveiller en moi, il n'y avait pas de commune mesure. Vague et lancinant, tyrannique et informulé, un rêve étrange s'était mis à bouger en moi, un rêve sans visage, sans contenu, sans contour, le premier frémissement de cette aspiration à quelque possession totale dont l'humanité a nourri aussi bien ses plus grands crimes que ses musées, ses poèmes et ses empires, et dont la source est peut-être dans nos gènes comme un souvenir et une nostalgie biologique que l'éphémère conserve de la coulée éternelle du temps et de la vie dont il s'est détaché. Ce fut ainsi que je fis connaissance avec l'absolu, dont je garderai sans doute jusqu'au bout, à l'âme, la morsure profonde, comme une absence de quelqu'un. Je n'avais que neuf ans et je ne pouvais guère me douter que je venais de ressentir pour la première fois l'étreinte de ce que, plus de trente ans plus tard, je devais appeler «les racines du ciel», dans le roman qui porte ce titre. L'absolu me signifiait soudain sa présence inaccessible et, déjà, à ma soif impérieuse, je ne savais quelle source offrir pour l'apaiser. Ce fut sans doute ce jour-là que je suis né en tant qu'artiste; par ce suprême échec que l'art est toujours, l'homme, éternel tricheur de lui-même, essaye de faire passer pour une réponse ce qui est condamné à demeurer comme une tragique interpellation.

Il me semble que j'y suis encore, assis, dans ma culotte courte, parmi les orties, la bouteille magique à la main. Je faisais des efforts d'imagination presque paniques, car je pressentais déjà que le temps m'était strictement compté; mais je ne trouvais rien qui fût à la mesure de mon étrange besoin, rien qui fût digne de ma mère, de mon amour, de tout ce que j'eusse voulu lui donner. Le goût du chef-d'œuvre venait de me visiter et ne devait plus jamais me quitter. Peu à peu, mes lèvres se mirent à trembler, mon visage fit une grimace dépitée et je me mis à hurler de colète, de peur et d'étonnement.

Depuis, je me suis fait à l'idée et, au lieu de hurler, j'écris des livres.

Parfois, il m'arrive d'ailleurs de désirer quelque chose de concret et de bien terrestre, mais comme je n'ai de toute façon plus la bouteille, ce n'est même pas la peine d'en parler.

J'enterrai mon talisman dans la grange, je plaçai le chapeau haut-de-forme par-dessus, pour pouvoir repérer l'endroit, mais une sorte de désenchantement s'empara de moi et je n'essayai jamais de le récupérer.

CHAPITRE XVI

Pourtant, les circonstances firent que ma mère et moi eûmes bientôt besoin de toutes les puissances magiques que nous eussions pu trouver autour de nous.

D'abord, je tombai malade. La scarlatine me quittait à peine qu'une néphrite lui succédait et les grands médecins accourus à mon chevet me déclarèrent perdu. Je fus déclaré perdu à plusieurs reprises, dans ma vie, et une fois, après m'avoir administré l'extrême-onction, on alla même jusqu'à placer une garde d'honneur devant mon corps, en grande tenue, poignard et gants blancs.

A mes moments de conscience, je me sentais très inquiet.

J'avais un sens aigu de mes responsabilités et l'idée de laisser ma mère seule au monde, sans aucun soutien, m'était insupportable. Je savais tout ce qu'elle attendait de moi et alors que j'étais couché là, vomissant du sang noir, l'idée de me dérober me torturait plus encore que mon rein infecté. J'allais déjà sur ma dixième année et je sentais cruellement que je n'étais qu'un raté. Je n'étais pas Yacha Heifetz, je n'étais pas ambassadeur, je n'étais pas d'oreille, pas de voix, et, par-dessus le marché, j'allais mourir bêtement, sans avoir eu le moindre succès féminin et sans même être devenu Français. Encore aujourd'hui, je frémis à l'idée que j'aurais pu mourir à cette époque, sans avoir gagné le championnat de ping-pong de Nice, en 1932.

J'imagine que mon refus de me dérober à mes obligations envers ma mère joua un rôle considérable dans la lutte que j'entamai pour demeurer vivant. Chaque fois que je voyais, penché sur moi, son visage douloureux, vieilli, creusé, j'essayais de sourire et de dire quelques mots cohérents, pour montrer que je tenais bon et que ça n'allait pas si mal que ça.

Je fis de mon mieux. J'appelais à ma rescousse d'Artagnan et Arsène Lupin, je parlais français au médecin, je balbutiais des fables de La Fontaine et, une épée imaginaire à la main, je me fendais en avant et sus! sus! sus! je faisais comme le lieutenant Sverdlovski me l'avait appris. Le lieutenant Sverdlovski vint me voir lui-même et il resta longuement à mon chevet, sa grosse patte posée sur ma main, remuant violemment ses moustaches, et je me sentais encouragé dans ma lutte par cette présence militaire à côté de moi. J'essayais de lever mon bras et de faire mouche, le pistolet au poing; je fredonnais La Mar seillaise et donnais très exactement la date de naissance du Roi-Soleil, je gagnais des concours hippiques et j'eus même l'impudeur de me voir debout sur une scène, dans mon costume de velours, un immense jabot de soie blanche sous le menton, jouant du violon devant un public émerveillé, pendant que ma mère, pleurant de gratitude dans sa loge, recevait des fleurs. Le monocle à l'œil et le haut-de-forme sur la tête, aidé, il faut bien l'avouer, par Rouletabille, je sauvais la France des desseins diaboliques du Kaiser et me précipitais aussitôt à Londres pour récupérer les bijoux de la Reine, revenant juste à temps pour chanter Boris Godounov à l'Opéra de Wilno.

Tout le monde connaît l'histoire du caméléon de bonne volonté. On le mit sur un tapis vert, et il devint vert. On le mit sur un tapis rouge, et il devint rouge. On le mit sur un tapis blanc et il devint blanc. Jaune, et il devint jaune. On le plaça alors sur un tapis écossais et le pauvre caméléon éclata. Je n'éclatai pas, mais je fus bien malade tout de même.

Cependant, je me battis courageusement, comme il sied à un Français, et je gagnai la bataille.

J'ai gagné beaucoup de batailles dans ma vie, mais j'ai mis beaucoup de temps à me faire à l'idée qu'on a beau gagner des batailles, on ne peut pas gagner la guerre. Pour que l'homme puisse y parvenir un jour, il nous faudrait une aide extérieure et celle-ci n'est pas encore à l'horizon.

Je peux donc dire que je me battis selon les meilleures traditions de mon pays, avec une abnégation totale, sans penser à moi, mais uniquement pour sauver la veuve et l'orphelin.

Je faillis mourir tout de même, laissant à d'autres le souci de représenter la France à l'étranger.

Mon souvenir le plus pénible fut le moment où, sous l'œil de trois médecins, je fus enveloppé dans un drap glacé, petite expérience que j'eus à subir à nouveau à Damas, en 1941, alors que j'agonisais, atteint d'hémorragies -intestinales à la suite d'un cas de typhoïde particulièrement hideux, et que la Faculté réunie décida qu'on pouvait aussi bien essayer de me faire plaisir encore une fois.

Ce traitement intéressant n'ayant donné aucun résultat, il fut décidé à l'unanimité de «décapsuler» mon rein, quoi que cela veuille dire. Mais ce fut là que ma mère eut une réaction digne de tout ce qu'elle attendait de moi. Elle refusa l'opération. Elle s'y opposa, catégoriquement, furieusement, malgré l'avis du grand spécialiste allemand du rein, qu'elle avait fait venir à grands frais de Berlin. J'appris par la suite que, dans son esprit, il y avait un lien direct entre les reins et l'activité sexuelle. Les médecins eurent beau lui expliquer qu'on pouvait fort bien avoir subi l'opération et avoir des occupations sexuelles normales, je suis sûr que le mot «normales» acheva de l'épouvanter et la confirma dans sa décision. Une activité sexuelle, «normale» n'était pas du tout ce qu'elle envisageait pour moi. Pauvre maman! Je n'ai pas le sentiment d'avoir été bon fils.

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