Et il sauta dans la coupure et entra dans les broussailles. Son frère n'y était point; mais, en suivant le fil de l'eau, à dix pas de là, et toujours entendant l'agneau bêler, Landry vit sur l'autre rive son frère assis, avec un petit agneau qu'il tenait dans sa blouse et qui, pour le vrai, était bureau de couleur depuis le bout du nez jusqu'au bout de la queue.
Comme Sylvinet était bien vivant et ne paraissait gâté ni déchiré dans sa figure et dans son habillement, Landry fut si aise qu'il commença par remercier le bon Dieu dans son cœur, sans songer à lui demander pardon d'avoir eu recours à la science du diable pour avoir ce bonheur-là. Mais, au moment où il allait appeler Sylvinet, qui ne le voyait pas encore, et ne faisait pas mine de l'entendre à cause du bruit de l'eau qui grouillait fort sur les cailloux en cet endroit, il s'arrêta à le regarder; car il était étonné de le trouver comme la petite Fadette le lui avait prédit, tout au milieu des arbres que le vent tourmentait furieusement, et ne bougeant non plus qu'une pierre.
Chacun sait pourtant qu'il y a danger à rester au bord de notre rivière quand le grand vent se lève. Toutes les rives sont minées en dessous et il n'est point d'orage qui, dans la quantité, ne déracine quelques-uns de ces vergnes qui sont toujours courts en racines, à moins qu'ils ne soient très gros et très vieux, et qui vous tomberaient fort bien sur le corps sans vous avertir. Mais Sylvinet, qui n'était pourtant ni plus simple ni plus fou qu'un autre, ne paraissait pas tenir compte du danger. Il n'y pensait pas plus que s'il se fût trouvé à l'abri dans une bonne grange. Fatigué de courir tout le jour et de vaguer à l'aventure si, par bonheur, il ne s'était pas noyé dans la rivière, on pouvait toujours bien dire qu'il s'était noyé dans son chagrin et dans son dépit, au point de rester là comme une souche, les yeux fixés sur le courant de l'eau, la figure aussi pâle qu'une fleur de nape [1] , la bouche à demi ouverte comme un petit poisson qui bâille au soleil, les cheveux tout emmêlés par le vent, et ne faisant pas même attention à son petit agneau, qu'il avait rencontré égaré dans les près et dont il avait eu pitié. Il l'avait bien pris dans sa blouse pour le rapporter à son logis; mais, chemin faisant, il avait oublié de demander à qui l'agneau perdu. Il l'avait là sur ses genoux et le laissait crier sans l'entendre, malgré que le pauvre petit lui faisait une voix désolée et regardait tout autour de lui avec de gros yeux clairs, étonné de ne pas être écouté de quelqu'un de son espèce, et ne reconnaissant ni son pré, ni sa mère, ni son étable dans cet endroit tout ombragé et tout herbu, devant un gros courant d'eau qui, peut-être bien, lui faisait grand-peur.