Si nous nous revoyons, toute volonté de mentir est vaine. Nous nous aimons. Nous pourrons, après nous être de nouveau embrassés, nous séparer encore, nous pourrons ne plus unir nos lèvres; mais nous sentirons également nos deux vies soudées l'une à l'autre, mais nos regards en se rencontrant nous jetteront dans l'extase, mais nos fronts seront illuminés d'amour quand nous nous parlerons, et même si nous ne prononçons pas de paroles d'amour.
Nous saurons que nous nous aimons.
Et si je ne t'envoie pas ce que je t'ai écrit, tu sauras tout, également, la première fois que nous serons ensemble. Notre amour est de celles que l'on ne saurait cacher. Plus nous éviterons de l'exprimer, plus il palpitera sur nos visages. Toi, qui as déjà soupçonné, tu ne pourras plus être trompée. Si je ne t'envoie pas ces pages, tu nous jugeras traîtres, et tu auras raison, même si nous restons cruellement fidèles au pacte de silence. Tu exigerais, menaçant autrement de te tuer, que nous renoncions même à nous voir comme amis, tu exigerais un éloignement absolu.
Mais, ces pages, les voici, tu les lis. Depuis des heures, tu m'écoutes. Tu sais tout, à présent. Et tu ne veux plus m'accuser de rien, ni de ce qui s'est passé, ni de ce qui peut encore se passer. Je t'ai appelée entre nous, pour que tu nous voies au fond des yeux, pour que tu voies qu'il t'aime assez pour vouloir te sacrifier. Ce qui de plus haut a rejoint sa vie, et parce que je t'estime notre égale, une âme digne à laquelle nous puissions confier notre angoisse, voilà. Regarde-nous. Personne ne te trahit, personne ne t'humilie. Devant toi, il n'y a que la vérité. Il y a son amour pour moi, mais il y a encore sa douleur pour toi. Il y a moi, déjà sacrifiée, mais qui avant de renoncer pour toujours à lui donner ce qui est en mon pouvoir pour rendre son existence plus grande, mon amour actif, ma foi vigilante, ma force passionnée, ai voulu tenter l'impossible, ai appelé le miracle, l'ai sommé de se produire devant nous.
Pour l'amour que toi et moi portons à cet homme. Pour la vie que nous aimons en lui…
N'as-tu rien à jeter au feu?
Ce n'est pas moi qui te le demande, c'est la Vie.
Je n'ai plus rien à te dire. Je me sens lasse, moi, à présent. Et il me semble-c'est étrange-que si le miracle ne se produit pas, je n'en souffrirai pas; seulement, je m'endormirai, immédiatement, profondément.
Tout est remis entre tes mains.
Y a-t-il du soleil, aujourd'hui, sur vos prés?
Ici, la lumière éclate sur les rochers.
Tu vas le chercher, tu le prends par la main, vous vous dirigez vers la colline. Tes yeux sont devenus plus larges, mais tu les tiens tournés contre terre et, en marchant ainsi, tu lui parles. Tu ne lui dis encore rien de ma lettre. Tu lui demandes si je ne lui ai plus écrit, et ta voix, toi-même, tu la sens changée. Lui se penche pour voir ton regard, mais tu continues à le lui cacher. Tu lui dis que la nuit passée tu as fait un rêve qui ne peut te sortir de l'esprit. Dans ce rêve, je passais, avec quelques années de plus, et je te parlais, et je lui parlais, et je vous tutoyais tous deux, et nous souriions tous, un peu graves.
D'un mouvement brusque, il te soulève le menton. Ton front, le fond de tes pupilles, tout ton visage a une clarté nouvelle. Tu ressembles, à présent, à ta fille aînée, à ce qu'elle sera quand elle sera femme, votre première fille, celle qui a son regard, à lui.
Et tu lui fais signe que oui, que tu es sa créature, que c'est lui qui t'a faite ainsi.
Tu lui dis que tu es forte, qu'il ne craigne rien pour toi, qu'il parte, qu'où que ce soit qu'il aille, qu'avec qui que ce soit qu'il se trouve, tu lui donneras toujours de tes nouvelles et de celles de ses filles. Tu lui dis que, de loin aussi, tu l'aimeras et le feras aimer d'elles, que tu veux maintenant continuer à grandir, toi aussi, que ton âme a besoin de se préparer pour quand il reviendra.
Il pleure sur ton coeur.
Tu ne m'envies plus; une haute paix t'envahit.
Regarde-moi encore une fois, viens plus près de moi, je te parle doucement.
Écoute. Je ne sais ce que tu feras, de même que tu ne le sais pas non plus en cet instant. Mais je dois te dire encore quelque chose, je dois te dire que si, dans ton âme, ne peut s'accomplir le prodige, je m'inclinerai devant la destinée, en silence. Quand on a tout tenté, et que la destinée ne change pas, il n'y a pas lieu à imprécation amère; il n'y a plus qu'à s'incliner et se taire. Et écoute: je resterai éloignée, je continuerai également à travailler, à tirer de moi ce qu'il y a de plus pur et de plus fort, ce peu d'or en quoi se reflète le soleil: je l'ai promis, à lui, et à moi-même. Mais, si un jour il m'appelle, je viendrai. Si un jour, il me rejoint, je ne le repousserai pas. Oh! peut-être sera-ce toi qui m'appelleras, dans le temps… je viendrai.
Mets encore un moment ta main dans la mienne. Désormais, quoi qu'il advienne, tu verras la vie comme elle t'a été montrée au fond de mes yeux.
Adieu!
Corse , 1912 .