Литмир - Электронная Библиотека
A
A

– Est-ce cela que tu appelles un malheur? qu’importe premièrement cette ignominie à celui qui n’a plus de principes?

Quand on a tout franchi, quand l’honneur n’est plus qu’un préjugé, la réputation une chimère, l’avenir une illusion, n’est-il pas égal de périr là, ou dans son lit? Il y a deux espèces de scélérats dans le monde, celui qu’une fortune puissante, un crédit prodigieux met à l’abri de cette fin tragique et celui qui ne l’évitera pas s’il est pris; ce dernier, né sans bien, ne doit avoir que deux points de vue s’il a de l’esprit: la fortune, ou la roue. S’il réussit au premier, il a ce qu’il a désiré; s’il n’attrape que l’autre, quel regret peut-il avoir puisqu’il n’a rien à perdre? Les lois sont donc nulles vis-à-vis de tous les scélérats, car elles n’atteignent pas celui qui est puissant, celui qui est heureux s’y soustrait, et le malheureux n’ayant d’autre ressource que leur glaive, elles doivent être sans effroi pour lui.

– Eh, croyez-vous que la justice céleste n’attende pas dans un monde meilleur celui que le crime n’a pas effrayé dans celui-ci?

– Je crois que s’il y avait un dieu, il y aurait moins de mal sur la terre; je crois que si le mal existe sur la terre, ou ces désordres sont nécessités par ce dieu, ou il est au-dessus de ses forces de l’empêcher; or je ne crains point un dieu qui n’est qu’ou faible ou méchant, je le brave sans peur et me ris de sa foudre.

– Vous me faites frémir, madame, dis-je en me levant, pardonnez-moi de ne pouvoir écouter plus longtemps vos exécrables sophismes et vos odieux blasphèmes.

– Arrête, Sophie, si je ne peux vaincre ta raison, que je séduise au moins ton cœur. J’ai besoin de toi, ne me refuse pas tes secours; voilà cent louis, je les mets à tes yeux de côté, ils sont à toi dès que le coup aura réussi.

N’écoutant ici que mon penchant naturel à faire le bien, je demandai sur-le-champ à la Dubois de quoi il s’agissait, afin de prévenir de toute ma puissance le crime qu’elle s’apprêtait à commettre.

– Le voilà, me dit-elle, as-tu remarqué ce jeune négociant de Lyon qui mange avec nous depuis trois jours?

– Qui, Dubreuil?

– Précisément.

– Eh bien?

– Il est amoureux de toi, il me l’a confié. Il a six cent mille francs ou en or, ou en papier dans une très petite cassette auprès de son lit. Laisse-moi faire croire à cet homme que tu consens à l’écouter; que cela soit ou non, que t’importe? Je l’engagerai à te proposer une promenade hors de la ville, je lui persuaderai qu’il avancera ses affaires avec toi pendant cette promenade; tu l’amuseras, tu le tiendras dehors, le plus longtemps possible; je le volerai pendant ce temps-là, mais je ne m’enfuirai point, ses effets seront déjà à Turin que je serai encore dans Grenoble. Nous emploierons tout l’art possible pour le dissuader de jeter les yeux sur nous, nous aurons l’air de l’aider dans ses recherches; cependant mon départ sera annoncé, il n’étonnera point, tu me suivras, et les cent louis te sont comptés en arrivant l’une et l’autre en Piémont.

– Je le veux, madame, dis-je à la Dubois, bien décidée à prévenir le malheureux Dubreuil de l’infâme tour qu’on voulait lui jouer; et pour mieux tromper cette scélérate: Mais réfléchissez-vous, madame, ajoutai-je, que si Dubreuil est amoureux de moi, je puis en tirer bien plus ou en le prévenant, ou en me vendant à lui, que le peu que vous m’offrez pour le trahir?

– Cela est vrai, me dit la Dubois, en vérité je commence à croire que le ciel t’a donné plus d’art qu’à moi pour le crime.

Eh bien, continua-t-elle en écrivant, voilà mon billet de mille louis, ose me refuser maintenant.

– Je m’en garderai bien, madame, dis-je en acceptant le billet, mais n’attribuez au moins qu’à mon malheureux état, et ma faiblesse et le tort que j’ai de vous satisfaire.

– Je voulais en faire un mérite à ton esprit, dit la Dubois, tu aimes mieux que j’en accuse ton malheur, ce sera comme tu voudras, sers-moi toujours et tu seras contente.

Tout s’arrangea; dès le même soir je commençai à faire un peu plus beau jeu à Dubreuil, et je reconnus effectivement qu’il avait quelque goût pour moi. Rien de plus embarrassant que ma situation; j’étais bien éloignée sans doute de me prêter au crime proposé, y eût-il eu trois fois plus d’argent à gagner, mais il me répugnait excessivement de faire pendre une femme à qui j’avais dû ma liberté dix ans auparavant; je voulais empêcher le crime sans le dénoncer, et avec toute autre qu’une scélérate consommée comme la Dubois, j’y aurais certainement réussi. voici donc à quoi je me déterminai, ignorant que la manœuvre sourde de cette abominable créature non seulement dérangeait tout l’édifice de mes projets honnêtes, mais me punirait même de les avoir conçus.

Au jour prescrit pour la promenade projetée, la Dubois nous invita l’un et l’autre à dîner dans sa chambre; nous acceptâmes, et le repas fait, Dubreuil et moi descendîmes pour presser la voiture qu’on nous préparait. La Dubois ne nous accompagnant point, je fus donc seule un instant avec Dubreuil avant que de monter en voiture.

– Monsieur, lui dis-je précipitamment, écoutez-moi avec attention, point d’éclat, et observez surtout rigoureusement ce que je vais vous prescrire. Avez-vous un ami sûr dans cette auberge?

– Oui, j’ai un jeune associé sur lequel je puis compter comme sur moi-même.

– Eh bien, monsieur, allez promptement lui ordonner de ne pas quitter un instant votre chambre de tout le temps que nous serons à la promenade.

– Mais j’ai la clé de cette chambre dans ma poche; que signifie ce surplus de précaution?

– Il est plus essentiel que vous ne croyez, monsieur, usez-en de grâce ou je ne sors point avec vous. La femme de chez qui nous sortons est une scélérate, elle n’arrange la partie que nous allons faire ensemble que pour vous voler plus à l’aise pendant ce temps-là. Pressez-vous, monsieur, elle nous observe, elle est dangereuse; que je n’aie pas l’air de vous prévenir de rien; remettez promptement votre clé à votre ami, qu’il aille s’établir dans votre chambre avec quelques autres personnes si cela lui est possible et que cette garnison n’en bouge que nous ne soyons revenus. Je vous expliquerai tout le reste dès que nous serons en voiture.

Dubreuil m’entend, il me serre la main pour me remercier, et vole donner des ordres relatifs à ma recommandation; il revient, nous partons et chemin faisant, je lui dénoue toute l’aventure. Ce jeune homme me témoigna toute la reconnaissance possible du service que je lui rendais, et après m’avoir conjurée de lui parler vrai sur ma situation, il me témoigna que rien de ce que je lui apprenais de mes aventures ne lui répugnait assez pour l’empêcher de me faire l’offre de sa main et de sa fortune.

– Nos conditions sont égales, me dit Dubreuil, je suis fils d’un négociant comme vous, mes affaires ont bien tourné, les vôtres ont été malheureuses; je suis trop heureux de pouvoir réparer les torts que la fortune a eus envers vous. Réfléchissez-y, Sophie, je suis mon maître, je ne dépends de personne, je passe à Genève pour un placement considérable des sommes que vos bons avis me sauvent; vous m’y suivrez, en y arrivant je deviens votre époux et vous ne paraissez à Lyon que sous ce titre.

Une telle aventure me flattait trop pour que j’osasse la refuser, mais il ne me convenait pas non plus d’accepter sans faire sentir à Dubreuil tout ce qui pourrait l’en faire repentir.

Il me sut gré de ma délicatesse, et ne me pressa qu’avec plus d’instance… Malheureuse créature que j’étais, fallait-il donc que le bonheur ne s’offrît jamais à moi que pour me faire plus vivement sentir le chagrin de ne pouvoir jamais le saisir, et qu’il fût décidément arrangé dans les décrets de la providence, qu’il n’éclorait pas de mon âme une vertu qu’elle ne me précipitât dans le malheur! Notre conversation nous avait déjà conduits à deux lieues de la ville, et nous allions des cendre pour jouir de la fraîcheur de quelques allées sur le bord de l’Isère, où nous avions eu dessein de promener, lorsque tout à coup Dubreuil me dit qu’il se trouvait infiniment mal… Il descend, d’affreux vomissements le surprennent, je le fais à l’instant remettre dans la voiture, et nous revolons en hâte vers Grenoble; Dubreuil est si mal qu’il faut le porter dans sa chambre. Son état surprend ses amis qui selon ses ordres n’étaient pas sortis de son appartement. Je ne le quitte point… un médecin arrive; juste ciel, l’état de ce malheureux jeune homme se décide, il est empoisonné… A peine apprends-je cette affreuse nouvelle que je vole à l’appartement de la Dubois… la scélérate… elle était partie… je passe chez moi, mon armoire est enfoncée, le peu d’argent et de hardes que je possède est enlevé, et la Dubois, m’assure-t-on, court depuis trois heures la poste du côté de Turin… Il n’était pas douteux qu’elle ne fût l’auteur de cette multitude de crimes, elle s’était présentée chez Dubreuil, piquée d’y trouver du monde, elle s’était vengée sur moi, et elle avait empoisonné Dubreuil au dîner pour qu’au retour, si elle avait réussi à le voler, ce malheureux jeune homme, plus occupé de sa vie que de la poursuivre, la laissât fuir en sûreté, et pour que l’accident de sa mort arrivant pour ainsi dire dans mes bras, j’en fusse plus vraisemblablement soupçonnée qu’elle. Je revole chez Dubreuil, on ne me laisse point approcher, il expirait au milieu de ses amis, mais en me disculpant, en les assurant que j’étais innocente, et en leur défendant de me poursuivre. A peine eut-il feutré les yeux, que son associé se hâta de venir m’apporter ces nouvelles en m’assurant d’être très tranquille… Hélas, pouvais-je l’être, pouvais-je ne pas pleurer amèrement la perte du seul homme qui, depuis que j’étais dans l’infortune, se fût aussi généreusement offert de m’en tirer… pouvais-je ne pas déplorer un vol qui me remettait dans le fatal abîme de la misère dont je ne pouvais venir à bout de me sortir? Je confiai tout à l’associé de Dubreuil, et ce qu’on avait combiné contre son ami, et ce qui m’était arrivé à moi-même; il me plaignit, regretta bien amèrement son associé et blâma l’excès de délicatesse qui m’avait empêchée de m’aller plaindre aussitôt que j’avais été instruite des projets de la Dubois. Nous combinâmes que cette horrible créature, à laquelle il ne fallait que quatre heures pour se mettre en pays de sûreté, y serait plus tôt que nous n’aurions avisé à la faire poursuivre, qu’il nous en coûterait beaucoup de frais, que le maître de l’auberge, vivement compromis dans les plaintes que j’allais faire et se défendant avec éclat, finirait peut-être par écraser quelqu’un qui ne semblait respirer à Grenoble qu’en échappée d’un procès criminel et n’y subsister que des charités publiques… Ces raisons me convainquirent et m’effrayèrent même tellement que je me résolus d’en partir sans prendre congé de M. S. mon protecteur. L’ami de Dubreuil approuva ce parti, il ne me cacha point que si toute cette aventure se réveillait, les dépositions qu’il serait obligé de faire me compromettraient, quelles que fussent ses précautions, tant à cause de ma liaison avec la Dubois qu’à cause de ma dernière promenade avec son ami, et qu’il me renouvelait donc vivement d’après tout cela le conseil de partir tout de suite de Grenoble sans voir personne, bien sûre que de son côté, il n’agirait jamais en quoi que ce pût être contre moi. En réfléchissant seule à toute cette aventure, je vis que le conseil de ce jeune homme se trouvait d’autant meilleur qu’il était aussi certain que j’avais l’air coupable comme il était sûr que je ne l’étais pas; que la seule chose qui parlât vivement en ma faveur – l’avis donné à Dubreuil, mal expliqué peut-être par lui à l’article de la mort – ne deviendrait pas une preuve aussi triomphante que je devais y compter, moyen en quoi je me décidai promptement.

24
{"b":"81739","o":1}