En nous en retournant à l'auberge, j'expliquai comme je pus l'histoire de cette malheureuse connaissance à la fille qui m'accompagnait; mais soit que ce que je lui dis ne la satisfît point, soit qu'elle eût peut-être été très fâchée d'un acte de vertu de ma part qui la privait d'une aventure où elle aurait autant gagné, elle bavarda; je n'eus que trop lieu de m'en apercevoir aux propos de la Bertrand, lors de la malheureuse catastrophe que je vais bientôt vous raconter. Cependant le moine ne parut point, et nous partîmes.
Sorties tard de Lyon, nous ne pûmes, ce premier jour, coucher qu'à Villefranche, et ce fut là, madame, que m'arriva le malheur affreux qui me fait aujourd'hui paraître devant vous comme une criminelle, sans que je l'aie été davantage dans cette funeste circonstance de ma vie que dans aucune de celles où vous m'avez vue si injustement accablée des coups du sort, et sans qu'autre chose m'ait conduite dans l'abîme que la bonté de mon cœur et la méchanceté des hommes.
Arrivées sur les six heures du soir à Villefranche, nous nous étions pressées de souper et de nous coucher, afin d'entreprendre une plus forte marche le lendemain; il n'y avait pas deux heures que nous reposions, lorsque nous fûmes réveillées par une fumée affreuse; persuadées que le feu n'est pas loin, nous nous levons en hâte. Juste ciel! les progrès de l'incendie n'étaient déjà que trop effrayants, nous ouvrons notre porte à moitié nues et n'entendons autour de nous que le fracas des murs qui s'écroulent, le bruit des charpentes qui se brisent, et les hurlements épouvantables de ceux qui tombent dans les flammes. Entourées de ces flammes dévorantes, nous ne savons déjà plus où fuir; pour échapper à leur violence, nous nous précipitons dans leur foyer, et nous nous trouvons bientôt confondues avec la foule des malheureux qui cherchent, comme nous, leur salut dans la fuite. Je me souviens alors que ma conductrice, plus occupée d'elle que de sa fille, n'a pas songé à la garantir de la mort; sans l'en prévenir, je vole dans notre chambre au travers des flammes qui m'atteignent et me brûlent en plusieurs endroits; je saisis la pauvre petite créature; je m'élance pour la rapporter à sa mère, m'appuyant sur une poutre à moitié consumée: le pied me manque, mon premier mouvement est de mettre mes mains au-devant de moi; cette impulsion de la nature me force à lâcher le précieux fardeau que je tiens… Il m'échappe, et la malheureuse enfant tombe dans le feu sous les yeux de sa mère. En cet instant je suis saisie moi-même… on m'entraîne; trop émue pour rien distinguer, j'ignore si ce sont des secours ou des périls qui m'environnent, mais je ne suis pour mon malheur que trop tôt éclaircie, lorsque, jetée dans une chaise de poste, je m'y trouve à côté de la Dubois qui, me mettant un pistolet sur la tempe, me menace de me brûler la cervelle si je prononce un mot…
– Ah! scélérate, me dit-elle, je te tiens pour le coup, et cette fois tu ne m'échapperas plus.
– Oh! madame, vous ici! m'écriai-je.
– Tout ce qui vient de se passer est mon ouvrage, me répondit ce monstre; c'est par un incendie que je t'ai sauvé le jour; c'est par un incendie que tu vas le perdre; je t'aurais poursuivie jusqu'aux enfers, s'il l'eût fallu, pour te ravoir. Monseigneur devint furieux quand il apprit ton évasion; j'ai deux cents louis par fille que je lui procure, et non seulement il ne voulut pas me payer Eulalie, mais il me menaça de toute sa colère si je ne te ramenais pas. Je t'ai découverte, je t'ai manquée de deux heures à Lyon; hier, j'arrivai à Villefranche une heure après toi, j'ai mis le feu à l'auberge par le moyen des satellites que j'ai toujours à mes gages; je voulais te brûler ou t'avoir; je t'ai, je te reconduis dans une maison que ta fuite a précipitée dans le trouble et dans l'inquiétude, et t'y ramène, Thérèse, pour y être traitée d'une cruelle manière. Monseigneur a juré qu'il n'aurait pas de supplices assez effrayants pour toi, et nous ne descendons pas de la voiture que nous ne soyons chez lui. Eh bien! Thérèse, que penses-tu maintenant de la vertu?
– Oh, madame! qu'elle est bien souvent la proie du crime; qu'elle est heureuse quand elle triomphe; mais qu'elle doit être l'unique objet des récompenses de Dieu dans le ciel, si les forfaits de l'homme parviennent à l'écraser sur la terre.
– Tu ne seras pas longtemps sans savoir, Thérèse, s'il est vraiment un Dieu qui punisse ou qui récompense les actions des hommes… Ah! si dans le néant éternel où tu vas rentrer tout à l'heure, il t'était permis de penser, combien tu regretterais les sacrifices infructueux que ton entêtement t'a forcée de faire à des fantômes qui ne t'ont jamais payée qu'avec des malheurs!… Thérèse, il en est encore temps, veux-tu être ma complice? Je te sauve, il est plus fort que moi de te voir échouer sans cesse dans les routes dangereuses de la vertu. Quoi! tu n'es pas encore assez punie de ta sagesse et de tes faux principes? Quelles infortunes veux-tu donc pour te corriger? Quels exemples te sont nécessaires pour te convaincre que le parti que tu prends est le plus mauvais de tous, et qu'ainsi que je te l'ai dit cent fois, on ne doit s'attendre qu'à des revers quand, prenant la foule à rebours, on veut être seule vertueuse dans une société tout à fait corrompue? Tu comptes sur un Dieu vengeur: détrompe-toi, Thérèse, détrompe-toi, le Dieu que tu te forges n'est qu'une chimère dont la sotte existence ne se trouva jamais que dans la tête des fous; c'est un fantôme inventé par la méchanceté des hommes, qui n'a pour but que de les tromper, ou de les armer les uns contre les autres. Le plus important service qu'on eût pu leur rendre eût été d'égorger sur-le-champ le premier imposteur qui s'avisa de leur parler d'un Dieu. Que de sang un seul meurtre eût épargné dans l'univers! Va, va, Thérèse, la nature toujours agissante, toujours active n'a nullement besoin d'un maître pour la diriger. Et si ce maître existait effectivement, après tous les défauts dont il a rempli ses œuvres, mériterait-il de nous autre chose que des mépris et des outrages? Ah! s'il existe, ton Dieu, que je le hais, Thérèse, que je l'abhorre! Oui, si cette existence était vraie, je l'avoue, le seul plaisir d'irriter perpétuellement celui qui en serait revêtu deviendrait le plus précieux dédommagement de la nécessité où je me trouverais alors d'ajouter quelque croyance en lui… Encore une fois, Thérèse, veux-tu devenir ma complice? Un coup superbe se présente, nous l'exécuterons avec du courage; je te sauve la vie si tu l'entreprends. Le seigneur chez qui nous allons, et que tu connais, s'isole dans la maison de campagne où il fait ses parties; le genre dont tu vois qu'elles sont l'exige; un seul valet l'habite avec lui, quand il y va pour ses plaisirs: l'homme qui court devant cette chaise, toi et moi, chère fille, nous voilà trois contre deux. Quand ce libertin sera dans le feu de ses voluptés, je me saisirai du sabre dont il tranche la vie de ses victimes, tu le tiendras, nous le tuerons, et mon homme pendant ce temps-là assommera son valet. Il y a de l'argent caché dans cette maison; plus de huit cent mille francs, Thérèse, j'en suis sûre, le coup en vaut la peine… Choisis, sage créature, choisis: la mort, ou me servir; si tu me trahis, si tu lui fais part de mon projet, je t'accuserai seule, et ne doute pas que je ne l'emporte par la confiance qu'il eut toujours en moi… Réfléchis bien avant que de me répondre; cet homme est un scélérat: donc, en l'assassinant lui-même, nous ne faisons qu'aider aux lois desquelles il a mérité la rigueur. Il n'y a pas de jour, Thérèse, où ce coquin n'assassine une fille: est-ce donc outrager la vertu que de punir le crime? Et la proposition raisonnable que je te fais alarmera-t-elle encore tes farouches principes?
– N'en doutez pas, madame, répondis-je, ce n'est pas dans la vue de corriger le crime que vous me proposez cette action, c'est dans le seul motif d'en commettre un vous-même: il ne peut donc y avoir qu'un très grand mal à faire ce que vous dites, et nulle apparence de légitimité. Il y a mieux: n'eussiez-vous même pour dessein que de venger l'humanité des horreurs de cet homme, vous feriez encore mal de l'entreprendre, ce soin ne vous regarde pas: les lois sont faites pour punir les coupables, laissons-les agir, ce n'est pas à nos faibles mains que l'Être suprême a confié leur glaive; nous ne nous en servirions pas sans les outrager elles-mêmes.
– Eh bien! tu mourras, indigne créature, reprit la Dubois en fureur, tu mourras: ne te flatte plus d'échapper à ton sort.
– Que m'importe, répondis-je avec tranquillité, je serai délivrée de tous mes maux, le trépas n'a rien qui m'effraie, c'est le dernier sommeil de la vie, c'est le repos du malheureux…
Et cette bête féroce s'élançant à ces mots sur moi, je crus qu'elle allait m'étrangler; elle me donna plusieurs coups dans le sein, mais me lâcha pourtant aussitôt que je criai, dans la crainte que le postillon ne m'entendît.
Cependant nous avancions fort vite; l'homme qui courait devant faisait préparer nos chevaux, et nous n'arrêtions à aucune poste. A l'instant des relais, la Dubois reprenait son arme et me la tenait contre le cœur… Qu'entreprendre?… En vérité, ma faiblesse et ma situation m'abattaient au point de préférer la mort aux peines de m'en garantir.
Nous étions prêtes d'entrer dans le Dauphiné, lorsque six hommes à cheval, galopant à toute bride derrière notre voiture, l'atteignirent et forcèrent, le sabre à la main, notre postillon à s'arrêter. Il y avait à trente pas du chemin une chaumière où ces cavaliers que nous reconnûmes bientôt pour être de la maréchaussée, ordonnent au postillon d'amener la voiture: quand elle y est, ils nous font descendre, et nous entrons tous chez le paysan. La Dubois, avec une effronterie inimaginable dans une femme couverte de crimes, et qui se trouve arrêtée, demanda avec hauteur à ces cavaliers si elle était connue d'eux, et de quel droit ils en usaient de cette manière avec une femme de son rang?
– Nous n'avons pas l'honneur de vous connaître, madame, dit l'exempt; mais nous sommes certains que vous avez dans votre voiture une malheureuse qui mit hier le feu à la principale auberge de Villefranche. Puis, me considérant: Voilà son signalement, madame, nous ne nous trompons pas; ayez la bonté de nous la remettre et de nous apprendre comment une personne aussi respectable que vous paraissez l'être a pu se charger d'une telle femme.