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M. S*** devint mon avocat lui-même; mes plaintes furent entendues, et sa mâle éloquence éclaira les esprits. Les dépositions générales des faux-monnayeurs qu'on allait exécuter vinrent appuyer le zèle de celui qui voulait bien s'intéresser à moi: je fus déclarée séduite, innocente, pleinement déchargée d'accusation, avec une entière liberté de devenir ce que je voudrais. Mon protecteur joignit à ces services celui de me faire obtenir une quête qui me valut plus de cinquante louis; enfin je voyais luire à mes yeux l'aurore du bonheur; enfin mes pressentiments semblaient se réaliser, et je me croyais au terme de mes maux, quand il plut à la providence de me convaincre que j'en étais encore bien loin.

Au sortir de prison, je m'étais logée dans une auberge en face du pont de l'Isère, du côté des faubourgs, où l'on m'avait assuré que je serais honnêtement. Mon intention, d'après le conseil de M. S***, était d'y rester quelque temps pour essayer de me placer dans la ville, ou m'en retourner à Lyon, si je ne réussissais pas avec des lettres de recommandation que M. S*** avait la bonté de m'offrir. Je mangeais dans cette auberge à ce qu'on appelle la table d'hôte, lorsque je m'aperçus le second jour que j'étais extrêmement observée par une grosse dame fort bien mise, qui se faisait donner le titre de baronne: à force de l'examiner à mon tour, je crus la reconnaître, nous nous avançâmes simultanément l'une vers l'autre, comme deux personnes qui se sont connues, mais qui ne peuvent se rappeler où.

Enfin la baronne me tirant à l'écart

– Thérèse, me dit-elle, me trompé-je? n'êtes-vous pas celle que je sauvai il y a dix ans de la Conciergerie, et ne remettez-vous point la Dubois?

Peu flattée de cette découverte, j'y réponds pourtant avec politesse, mais j'avais affaire à la femme la plus fine et la plus adroite qu'il y eût en France: il n'y eut pas moyen d'échapper. La Dubois me combla de politesses, elle me dit qu'elle s'était intéressée à mon sort avec toute la ville, mois que si elle avait su que cela m'eût regardée, il n'y eût sorte de démarches qu'elle n'eût faites auprès des magistrats parmi lesquels plusieurs étaient, prétendait-elle, de ses amis. Faible à mon ordinaire, je me laissai conduire dans la chambre de cette femme et lui racontai mes malheurs.

– Ma chère amie, me dit-elle en m'embrassant encore, si j'ai désiré de te voir plus intimement, c'est pour t'apprendre que ma fortune est faite, et que tout ce que j'ai est à ton service; regarde, me dit-elle en m'ouvrant des cassettes pleines d'or et de diamants, voilà les fruits de mon industrie; si j'eusse encensé la vertu comme toi, je serais aujourd'hui enfermée ou pendue.

– Ô madame, lui dis-je, si vous ne devez tout cela qu'à des crimes, la providence, qui finit toujours par être juste, ne vous en laissera pas jouir longtemps.

– Erreur, me dit la Dubois, ne t'imagine pas que la providence favorise toujours la vertu; qu'un court instant de prospérité ne t'aveugle pas à ce point. Il est égal au maintien des lois de la providence que Paul suive le mal, pendant que Pierre se livre au bien; il faut à la nature une somme égale de l'un et de l'autre, et l'exercice du crime plutôt que celui de la vertu est la chose au monde qui lui est le plus indifférente. Écoute, Thérèse, écoute-moi avec un peu d'attention, continua cette corruptrice en s'asseyant et me faisant placer à ses côtés; tu as de l'esprit, mon enfant, et je voudrais enfin te convaincre.

Ce n'est pas le choix que l'homme fait de la vertu qui lui fait trouver le bonheur, chère fille, car la vertu n'est, comme le vice, qu'une des manières de se conduire dans le monde; il ne s'agit donc pas de suivre plutôt l'un que l'autre; il n'est question que de marcher dans la route générale; celui qui s'en écarte a toujours tort. Dans un monde entièrement vertueux, je te conseillerais la vertu, parce que les récompenses y étant attachées, le bonheur y tiendrait infailliblement: dans un monde totalement corrompu, je ne te conseillerai jamais que le vice. Celui qui ne suit pas la route des autres périt inévitablement; tout ce qu'il rencontre le heurte, et comme il est le plus faible, il faut nécessairement qu'il soit brisé. C'est en vain que les lois veulent rétablir l'ordre et ramener les hommes à la vertu; trop prévaricatrices pour l'entreprendre, trop insuffisantes pour y réussir, elles écarteront un instant du chemin battu, mais elles ne le feront jamais quitter. Quand l'intérêt général des hommes les portera à la corruption, celui qui ne voudra pas se corrompre avec eux luttera donc contre l'intérêt général; or, quel bonheur peut attendre celui qui contrarie perpétuellement l'intérêt des autres? Me diras-tu que c'est le vice qui contrarie l'intérêt des hommes? Je te l'accorderais dans un monde composé d'une égale partie de bons et de méchants, parce qu'alors l'intérêt des uns choque visiblement celui des autres; mais ce n'est plus cela dans une société toute corrompue; mes vices, alors, n'outrageant que le vicieux, déterminent dans lui d'autres vices qui le dédommagent, et nous nous trouvons tous les deux heureux. La vibration devient générale; c'est une multitude de chocs et de lésions mutuelles où chacun, regagnant aussitôt ce qu'il vient de perdre, se retrouve sans cesse dans une position heureuse. Le vice n'est dangereux qu'à la vertu qui, faible et timide, n'ose jamais rien entreprendre; mais quand elle n'existe plus sur la terre, quand son fastidieux règne est fini, le vice alors, n'outrageant plus que le vicieux, fera éclore d'autres vices, mais n'altérera plus de vertus. Comment n'aurais-tu pas échoué mille fois dans ta vie, Thérèse, en prenant sans cesse à contresens la route que suivait tout le monde? Si tu t'étais livrée au torrent, tu aurais trouvé le port comme moi. Celui qui veut remonter un fleuve parcourra-t-il dans un même jour autant de chemin que celui qui le descend?

Tu me parles toujours de la providence; eh! qui te prouve que cette providence aime l'ordre, et par conséquent la vertu? Ne te donne-t-elle pas sans cesse des exemples de ses injustices et de ses irrégularités? Est-ce en envoyant aux hommes la guerre, la peste et la famine, est-ce en ayant formé un univers vicieux dans toutes ses parties, qu'elle manifeste à tes yeux son amour extrême pour le bien? Pourquoi veux-tu que les individus vicieux lui déplaisent, puisqu'elle n'agit elle-même que par des vices; que tout est vice et corruption dans ses œuvres; que tout est crime et désordre dans ses volontés? Mais de qui tenons-nous d'ailleurs ces mouvements qui nous entraînent au mal? N'est-ce pas sa main qui nous les donne? Est-il une seule de nos sensations qui ne vienne d'elle? un seul de nos désirs qui ne soit son ouvrage? Est-il donc raisonnable de dire qu'elle nous laisserait ou nous donnerait des penchants pour une chose qui lui nuirait, ou qui lui serait inutile? Si donc les vices lui serrent, pourquoi voudrions-nous y résister? de quel droit travaillerions-nous à les détruire? et d'où vient que nous étoufferions leur voix? Un peu plus de philosophie dans le monde remettrait bientôt tout dans l'ordre, et ferait voir aux magistrats, aux législateurs, que les crimes qu'ils blâment et punissent avec tant de rigueur ont quelquefois un degré d'utilité bien plus grand que ces vertus qu'ils prêchent sans les pratiquer eux-mêmes et sans jamais les récompenser.

– Mais quand je serais assez faible, madame, répondis-je, pour embrasser vos affreux systèmes, comment parviendriez-vous à étouffer le remords qu'ils feraient à tout instant naître dans mon cœur?

– Le remords est une chimère, me dit la Dubois; il n'est, ma chère Thérèse, que le murmure imbécile de l'âme assez timide pour n'oser pas l'anéantir.

– L'anéantir! le peut-on?

– Rien de plus aisé; on ne se repent que de ce qu'on n'est pas dans l'usage de faire; renouvelez souvent ce qui vous donne des remords, et vous les éteindrez bientôt; opposez-leur le flambeau des passions, les lois puissantes de l'intérêt, vous les aurez bientôt dissipés. Le remords ne prouve pas le crime, il dénote seulement une âme facile à subjuguer; qu'il vienne un ordre absurde de t'empêcher de sortir à l'instant de cette chambre, tu n'en sortiras pas sans remords, quelque certain qu'il soit que tu ne feras pourtant aucun mal à en sortir. Il n'est donc pas vrai qu'il n'y ait que le crime qui donne des remords. En se convainquant du néant des crimes, de la nécessité dont ils sont, eu égard au plan général de la nature, il serait donc possible de vaincre aussi facilement le remords qu'on sentirait après les avoir commis, comme il te le deviendrait d'étouffer celui qui naîtrait de ta sortie de cette chambre après l'ordre illégal que tu aurais reçu d'y rester. Il faut commencer par une analyse exacte de tout ce que les hommes appellent crime; par se convaincre que ce n'est que l'infraction à leurs lois et à leurs murs nationales qu'ils caractérisent ainsi; que ce qu'on appelle crime en France, cesse de l'être à deux cents lieues de là; qu'il n'est aucune action qui soit réellement considérée comme crime universellement sur la terre; aucune qui, vicieuse ou criminelle ici, ne soit louable et vertueuse à quelques milles de là; que tout est affaire d'opinion, de géographie, et qu'il est donc absurde de vouloir s'astreindre à pratiquer des vertus qui ne sont que des vices ailleurs, et à fuir des crimes qui sont d'excellentes actions dans un autre climat. Je te demande maintenant si je peux, d'après ces réflexions, conserver encore des remords, pour avoir par plaisir, ou par intérêt, commis en France un crime qui n'est qu'une vertu à la Chine; si je dois me rendre très malheureuse, me gêner prodigieusement, afin de pratiquer en France des actions qui me feraient brûler au Siam? Or, si le remords m'est qu'en raison de la défense, s'il ne naît que des débris du frein et nullement de l'action commise, est-ce un mouvement bien sage à laisser subsister en soi? n'est-il pas stupide de ne pas l'étouffer aussitôt? Qu'on s'accoutume à considérer comme indifférente l'action qui vient de donner des remords; qu'on la juge telle par l'étude réfléchie des mœurs et coutumes de toutes les nations de la terre; en conséquence de ce travail, qu'on renouvelle cette action, telle qu'elle soit, aussi souvent que cela sera possible; ou mieux encore, qu'on en fasse de plus fortes que celle que l'on combine, afin de se mieux accoutumer à celle-là, et l'habitude et la raison détruiront bientôt le remords; ils anéantiront bientôt ce mouvement ténébreux, seul fruit de l'ignorance et de l'éducation. On sentira dès lors que dès qu'il n'est de crime réel à rien, il y a de la stupidité à se repentir, et de la pusillanimité à n'oser faire tout ce qui peut nous être utile ou agréable, quelles que soient les digues qu'il faille culbuter pour y parvenir. J'ai quarante-cinq ans, Thérèse, j'ai commis mon premier crime à quatorze ans. Celui-là m'affranchit de tous les liens qui me gênaient; je n'ai cessé depuis de courir à la fortune par une carrière qui en fut semée; il n'en est pas un seul que je n'aie fait, ou fait faire… et je n'ai jamais connu le remords. Quoi qu'il en soit, je touche au but, encore deux ou trois coups heureux et je passe, de l'état de médiocrité où je devais finir mes jours, à plus de cinquante mille livres de rente. Je te le répète, ma chère, jamais dans cette route heureusement parcourue le remords ne m'a fait sentir ses épines; un revers affreux me plongerait à l'instant du pinacle dans l'abîme, je ne l'éprouverais pas davantage, je me plaindrais des hommes ou de ma maladresse, mais je serais toujours en paix avec ma conscience.

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