Je continue de diriger mes pas vers la ville de Vienne, décidée à y vendre ce qui me restait pour arriver à Grenoble. Je marchais tristement, lorsque, à un quart de lieue de cette ville, j'aperçois dans la plaine, à droite du chemin, deux cavaliers qui foulaient un homme aux pieds de leurs chevaux, et qui, après l'avoir laissé comme mort, se sauvèrent à bride abattue; ce spectacle affreux m'attendrit jusqu'aux larmes. Hélas! me dis-je, voilà un homme plus à plaindre que moi; il me reste au moins la santé et la force, je puis gagner ma vie, et si ce malheureux n'est pas riche, que va-t-il devenir?
A quelque point que j'eusse dû me défendre des mouvements de la commisération, quelque funeste qu'il fût pour moi de m'y livrer, je ne pus vaincre l'extrême désir que j'éprouvais de me rapprocher de cet homme et de lui prodiguer mes secours. Je vole à lui, il respire par mes soins un peu d'eau spiritueuse que je conservais sur moi: il ouvre enfin les yeux, et ses premiers accents sont ceux de la reconnaissance; encore plus empressée de lui être utile, je mets en pièces une de mes chemises pour panser ses blessures, pour étancher son sang: un des seuls effets qui me restent, je le sacrifie pour ce malheureux. Ces premiers soins remplis, je lui donne à boire un peu de vin; cet infortuné a tout à fait repris ses sens; je l'observe et je le distingue mieux. Quoique à pied, et dans un équipage assez leste, il ne paraissait pourtant pas dans la médiocrité, il avait quelques effets de prix, des bagues, une montre, des boîtes, mais tout cela fort endommagé de son aventure. Il me demande, dès qu'il peut parler, quel est l'ange bienfaisant qui lui apporte ce secours, et ce qu'il peut faire pour lui en témoigner sa gratitude. Ayant encore la simplicité de croire qu'une âme enchaînée par la reconnaissance devait être à moi sans retour, je crois pouvoir jouir en sûreté du doux plaisir de faire partager mes pleurs à celui qui vient d'en verser dans mes bras: je l'instruis de mes revers, il les écoute avec intérêt, et quand j'ai fini par la dernière catastrophe qui vient de m'arriver, dont le récit lui fait voir l'état de misère où je me trouve:
– Que je suis heureux, s'écrie-t-il, de pouvoir au moins reconnaître tout ce que vous venez de faire pour moi! Je m'appelle Roland, continue cet aventurier, je possède un fort beau château dans la montagne, à quinze lieues d'ici, je vous invite à m'y suivre; et pour que cette proposition n'alarme point votre délicatesse, je vais vous expliquer tout de suite à quoi vous me serez utile. Je suis garçon, mais j'ai une sœur que j'aime passionnément, qui s'est vouée à ma solitude, et qui la partage avec moi: j'ai besoin d'un sujet pour la servir; nous venons de perdre celle qui remplissait cet emploi, je vous offre sa place.
Je remerciai mon protecteur, et pris la liberté de lui demander par quel hasard un homme comme lui s'exposait à voyager sans suite, et, ainsi que cela venait de lui arriver, à être molesté par des fripons.
– Un peu replet, jeune et vigoureux, je suis depuis plusieurs années, me dit Roland, dans l'habitude de venir de chez moi à Vienne de cette manière. Ma santé et ma bourse y gagnent: ce n'est pas que je sois dans le cas de prendre garde à la dépense, car je suis riche; vous en verrez bientôt la preuve, si vous me faites l'amitié de venir chez moi; mais l'économie ne gâte jamais rien. Quant aux deux hommes qui viennent de m'insulter, ce sont deux gentillâtres du canton, à qui je gagnai cent louis la semaine passée, dans une maison, à Vienne; je me contentai de leur parole, je les rencontre aujourd'hui, je leur demande mon dû, et voilà comme ils me traitent.
Je déplorais avec cet homme le double malheur dont il était victime, lorsqu'il me proposa de nous remettre en route:
– Je me sens un peu mieux, grâce à vos soins, me dit Roland; la nuit s'approche, gagnons une maison qui doit être à deux lieues d'ici; moyennant les chevaux que nous y prendrons demain, nous pourrons arriver chez moi le même soir.
Absolument décidée à profiter des secours que le ciel semblait m'envoyer, j'aide Roland à se mettre en marche, je le soutiens pendant la route, et nous trouvons effectivement à deux lieues de là, l'auberge qu'il avait indiquée. Nous y soupons honnêtement ensemble; après le repas, Roland me recommande à la maîtresse du logis, et le lendemain, sur deux mules de louage qu'escortait un valet de l'auberge, nous gagnons la frontière du Dauphiné, nous dirigeant toujours vers les montagnes. La traite étant trop longue pour la faire en un jour, nous nous arrêtâmes à Virieu, où j'éprouvai les mêmes soins, les mêmes égards de mon patron, et le jour d'ensuite nous continuâmes notre marche toujours dans la même direction. Sur les quatre heures du soir, nous arrivâmes au pied des montagnes: là, le chemin devenant presque impraticable, Roland recommanda au muletier de ne pas me quitter de peur d'accident, et nous pénétrâmes dans les gorges. Nous ne fîmes que tourner, monter et descendre pendant plus de quatre lieues, et nous avions alors tellement quitté toute habitation et tout chemin frayé, que je me crus au bout de l'univers. Un peu d'inquiétude vint me saisir malgré moi; Roland ne put s'empêcher de le voir, mais il ne disait mot, et son silence m'effrayait encore plus. Enfin nous vîmes un château perché sur la crête d'une montagne, au bord d'un précipice affreux, dans lequel il semblait prêt à s'abîmer: aucune route ne paraissait y tenir; celle que nous suivions, seulement pratiquée par des chèvres, remplie de cailloux de tous côtés, arrivait cependant à cet effrayant repaire, ressemblant bien plutôt à un asile de voleurs qu'à l'habitation de gens vertueux.
– Voilà ma maison, me dit Roland, dès qu'il crut que le château avait frappé mes regards.
Et sur ce que je lui témoignais mon étonnement de le voir habiter une telle solitude:
– C'est ce qui me convient, me répondit-il avec brusquerie.
Cette réponse redoubla mes craintes: rien n'échappe dans le malheur; un mot, une inflexion plus ou moins prononcée chez ceux de qui nous dépendons, étouffe ou ranime l'espoir; mais n'étant plus à même de prendre un parti différent, je me contins. A force de tourner, cette antique masure se trouva tout à coup en face de nous: un quart de lieue tout au plus nous en séparait encore; Roland descendit de sa mule, et m'ayant dit d'en faire autant, il les rendit toutes deux au valet, le paya et lui ordonna de s'en retourner. Ce nouveau procédé me déplut encore; Roland s'en aperçut.
– Qu'avez-vous, Thérèse? me dit-il, en nous acheminant vers son habitation; vous n'êtes point hors de France; ce château est sur les frontières du Dauphiné, il dépend de Grenoble.
– Soit, monsieur, répondis-je; mais comment vous est-il venu dans l'esprit de vous fixer dans un tel coupe-gorge?
– C'est que ceux qui l'habitent ne sont pas des gens très honnêtes, dit Roland; il serait fort possible que tu ne fusses pas édifiée de leur conduite.
– Ah! monsieur, lui dis-je en tremblant, vous me faites frémir, où me menez-vous donc?
– Je te mène servir des faux-monnayeurs dont je suis le chef, rugi dit Roland, en me saisissant par le bras et me faisant traverser de force un petit pont qui s'abaissa à notre arrivée et se releva tout de suite après. Vois-tu ce puits? continua-t-il, dès que nous fûmes entrés, en me montrant une grande et profonde grotte située au fond de la cour, où quatre femmes nues et enchaînées faisaient mouvoir une roue; voilà tes compagnes, et voilà ta besogne, moyennant que tu travailleras journellement dix heures à tourner cette roue, et que tu satisferas comme ces femmes tous les caprices auxquels il me plaira de te soumettre, il te sera accordé six onces de pain noir et un plat de fèves par jour; pour ta liberté, renonces-y; tu ne l'auras jamais. Quand tu seras morte à la peine, on te jettera dans ce trou que tu vois à côté du puits, avec soixante ou quatre-vingts autres coquines de ton espèce qui t'y attendent, et l'on te remplacera. par une nouvelle.
– Oh! grand Dieu, m'écriai-je en me jetant aux pieds de Roland, daignez vous rappeler, monsieur, que je vous ai sauvé la vie; qu'un instant ému par la reconnaissance, vous semblâtes m'offrir le bonheur, et que c'est en me précipitant dans un abîme éternel de maux que vous acquittez mes services. Ce que vous faites est-il juste, et le remords ne vient-il pas déjà me venger au fond de votre cœur?
– Qu'entends-tu, je te prie, par ce sentiment de reconnaissance dont tu t'imagines m'avoir captivé? dit Roland. Raisonne mieux, chétive créature; que faisais-tu quand tu vins à mon secours? Entre la possibilité de suivre ton chemin et celle de venir avec moi, n'as-tu pas choisi le dernier comme un mouvement inspiré par ton cœur? Tu te livrais donc à une jouissance? Par où diable prétends-tu que je sois obligé de te récompenser des plaisirs que tu te donnes? Et comment te vint-il jamais dans l'esprit qu'un homme qui, comme moi, nage dans l'or et l'opulence, daigne s'abaisser à devoir quelque chose à une misérable de ton espèce? M'eusses-tu rendu la vie, je ne te devrais rien, dès que tu n'as agi que pour toi: au travail, esclave, au travail! apprends que la civilisation, en bouleversant les principes de la nature, ne lui enlève pourtant point ses droits; elle créa dans l'origine des êtres forts et des êtres faibles, avec l'intention que ceux-ci fussent toujours subordonnés aux autres; l'adresse, l'intelligence de l'homme varièrent la position des individus, ce ne fut plus la force physique qui détermina les rangs, ce fut celle de l'or; l'homme le plus riche devint le plus fort, le plus pauvre devint le plus faible; à cela près des motifs qui fondaient la puissance, la priorité du fort fut toujours dans les lois de la nature, à qui il devenait égal que la chaîne qui captivait le faible fût tenue par le plus riche ou par le plus vigoureux, et qu'elle écrasât le plus faible ou bien le plus pauvre. Mais ces mouvements de reconnaissance dont tu veux me composer des liens, elle les méconnaît, Thérèse; il ne fut jamais dans ses lois que le plaisir où l'un se livrait en obligeant devînt un motif pour celui qui recevait de se relâcher de ses droits sur l'autre. Vois-tu chez les animaux, qui nous servent d'exemples, ces sentiments que tu réclames? Lorsque je te domine par mes richesses ou par ma force, est-il naturel que je t'abandonne mes droits, ou parce que tu as joui en m'obligeant, ou parce qu'étant malheureuse tu t'es imaginé de gagner quelque chose par ton procédé? Le service fût-il même rendu d'égal à égal, jamais l'orgueil d'une âme élevée ne se laissera courber par la reconnaissance; n'est-il pas toujours humilié, celui qui reçoit? Et cette humiliation qu'il éprouve ne paye-t-elle pas suffisamment le bienfaiteur qui, par cela seul, se trouve au-dessus de l'autre? N'est-ce pas une jouissance pour l'orgueil que de s'élever au-dessus de son semblable? En faut-il d'autre à celui qui oblige? Et si l'obligation, en humiliant celui qui reçoit, devient un fardeau pour lui, de quel droit le contraindre à le garder? Pourquoi faut-il que je consente à me laisser humilier chaque fois que me frappent les regards de celui qui m'a obligé? L'ingratitude, au lieu d'être un vice, est donc la vertu des âmes fières, aussi certainement que la reconnaissance n'est que celle des âmes faibles: qu'on m'oblige tant qu'on voudra, si l'on y trouve une jouissance, mais qu'on n'exige rien de moi.