Dans les Gaules jadis, c'est-à-dire dans cette seule partie du monde qui ne traitait pas totalement les femmes en esclaves, elles étaient dans l'usage de prophétiser, de dire la bonne aventure: le peuple s'imagina qu'elles ne réussissaient à ce métier qu'en raison du commerce intime qu'elles avaient sans doute avec les dieux; de là elles furent, pour ainsi dire, associées au sacerdoce, et jouirent d'une partie de la considération attachée aux prêtres. La Chevalerie s'établit en France sur ces préjugés, et les trouvant favorables à son esprit, elle les adopta; mais il en fut de cela comme de tout: les causes s'éteignirent et les effets se conservèrent; la Chevalerie disparut, et les préjugés qu'elle avait nourris s'accrurent. Cet ancien respect accordé à des titres chimériques ne put pas même s'anéantir, quand se dissipa ce qui fondait ces titres: on ne respecta plus des sorcières, mais on vénéra des catins, et ce qu'il y eut de pis, on continua de s'égorger pour elles. Que de telles platitudes cessent d'influer sur l'esprit des philosophes, et, remettant les femmes à leur véritable place, qu'ils ne voient en elles, ainsi que l'indique la nature, ainsi que l'admettent les peuples les plus sages, que des individus créés pour leurs plaisirs, soumis à leurs caprices, dont la faiblesse et la méchanceté ne doivent mériter d'eux que des mépris.
Mais non seulement, Thérèse, tous les peuples de la terre jouirent des droits les plus étendus sur leurs femmes, il s'en trouva même qui les condamnaient à la mort dès qu'elles venaient au monde, ne conservant absolument que le petit nombre nécessaire à la reproduction de l'espèce. Les Arabes, connus sous le nom de Koreihs, enterraient leurs filles dès l'âge de sept ans, sur une montagne auprès de La Mecque, parce qu'un sexe aussi vil leur paraissait, disaient-ils, indigne de voir le jour. Dans le sérail du roi d'Achem, pour le seul soupçon d'infidélité, pour la plus légère désobéissance dans le service des voluptés du prince, ou sitôt qu'elles inspirent le dégoût, les plus affreux supplices leur servent à l'instant de punition. Aux bords du Gange, elles sont obligées de s'immoler elles-mêmes sur les cendres de leurs époux, comme inutiles au monde, dès que leurs maîtres n'en peuvent plus jouir. Ailleurs on les chasse comme des bêtes fauves, c'est un honneur que d'en tuer beaucoup; en Égypte, on les immole aux dieux; à Formose, on les foule aux pieds si elles deviennent enceintes. Les lois germaines ne condamnaient qu'à dix écus d'amende celui qui tuait une femme étrangère, rien si c'était la sienne, ou une courtisane. Partout, en un mot, je le répète, partout je vois les femmes humiliées, molestées, partout sacrifiées à la superstition des prêtres, à la barbarie des époux ou aux caprices des libertins. Et parce que j'ai le malheur de vivre chez un peuple encore assez grossier pour n'oser abolir le plus ridicule des préjugés, je me priverais des droits que la nature m'accorde sur ce sexe! je renoncerais à tous les plaisirs qui naissent de ces droits!… Non, non, Thérèse, cela n'est pas juste: je voilerai ma conduite, puisqu'il le faut, mais je me dédommagerai en silence, dans la retraite où je m'exile, des chaînes absurdes où la législation me condamne, et là, je traiterai ma femme comme j'en trouve le droit dans tous les codes de l'univers, dans mon cœur et dans la nature.
– Oh! monsieur, lui dis-je, votre conversion est impossible.
– Aussi ne te conseillé-je pas de l'entreprendre, Thérèse, me répondit Gernande: l'arbre est trop vieux pour être plié; on peut faire à mon âge quelques pas de plus dans la carrière du mal, mais pas un seul dans celle du bien. Mes principes et mes goûts firent mon bonheur depuis mon enfance, ils furent toujours l'unique base de ma conduite et de mes actions: peut-être irai-je plus loin, je sens que c'est possible, mais pour revenir, non; j'ai trop d'horreur pour les préjugés des hommes, je hais trop sincèrement leur civilisation, leurs vertus et leurs dieux, pour y jamais sacrifier mes penchants.
De ce moment je vis bien que je n'avais plus d'autre parti à prendre, soit pour me tirer de cette maison, soit pour délivrer la comtesse, que d'user de ruse et de me concerter avec elle.
Depuis un an que j'étais dans sa maison, je lui avais trop laissé lire dans mon cœur pour qu'elle ne se convainquît pas du désir que j'avais de la servir, et pour qu'elle ne devinât pas ce qui m'avait fait d'abord agir différemment. Je m'ouvris davantage, elle se livra: nous convînmes de nos plans. Il s'agissait d'instruire sa mère, de lui dessiller les yeux sur les infamies du comte. Mme de Gernande ne doutait pas que cette dame infortunée n'accourût aussitôt briser les chaînes de sa fille; mais comment réussir, nous étions si bien renfermées, tellement gardées à vue! Accoutumée à franchir des remparts, je mesurai des yeux ceux de la terrasse: à peine avaient-ils trente pieds; aucune clôture ne parut à mes yeux; je crois qu'une fois en bas de ces murailles, on se trouvait dans les routes du bois; mais la comtesse arrivée de nuit dans cet appartement, et n'en étant jamais sortie, ne put rectifier mes idées. Je consentis à essayer l'escalade. Mme de Gernande écrivit à sa mère la lettre du monde la plus faite pour l'attendrir et la déterminer à venir au secours d'une fille aussi malheureuse; je mis la lettre dans mon sein, j'embrassai cette chère et intéressante femme, puis aidée de nos draps, dès qu'il fut nuit, je me laissai glisser au bas de cette forteresse. Que devins-je, ô ciel! quand je reconnus qu'il s'en fallait bien que je fusse dehors de l'enceinte! Je n'étais que dans le parc, et dans un parc environné de murs dont la vue m'avait été dérobée par l'épaisseur des arbres et par leur quantité: ces murs avaient plus de quarante pieds de haut, tout garnis de verre sur la crête, et d'une prodigieuse épaisseur… Qu'allais-je devenir? Le jour était prêt à paraître: que penserait-on de moi en me voyant dans un lieu où je ne pouvais me trouver qu'avec le projet sûr d'une évasion? Pouvais-je me soustraire à la fureur du comte? Quelle apparence y avait-il que cet ogre ne s'abreuvât pas de mon sang pour me punir d'une telle faute? Revenir était impossible, la comtesse avait retiré les draps; frapper aux portes, n'était se trahir encore plus sûrement: peu s'en fallut alors que la tête ne me tournât totalement et que je ne cédasse avec violence aux effets de mon désespoir. Si j'avais reconnu quelque pitié dans l’âme du comte, l'espérance peut-être m'eût-elle un instant abusée, mais un tyran, un barbare, un homme qui détestait les femmes, et qui, disait-il, cherchait depuis longtemps l'occasion d'en immoler une, en lui faisant perdre son sang, goutte à goutte, pour voir combien d'heures elle pourrait vivre ainsi… J'allais incontestablement servir à l'épreuve. Ne sachant donc que devenir, trouvant des dangers partout, je me jetai au pied d'un arbre, décidée à attendre mon sort, et me résignant en silence aux volontés de l'Éternel… Le jour paraît enfin: juste ciel! le premier objet qui se présente à moi… c'est le comte lui-même: il avait fait une chaleur affreuse pendant la nuit; il était sorti pour prendre l'air. Il croit se tromper, il croit voir un spectre, il recule: rarement le courage est la vertu des traîtres. Je me lève tremblante, je me précipite à ses genoux.
– Que faites-vous là, Thérèse? me dit-il.
– Oh! monsieur, punissez-moi, répondis-je, je suis coupable, et n'ai rien à répondre.
Malheureusement j'avais dans mon effroi oublié de déchirer la lettre de la comtesse: il la soupçonne, il me la demande, je veux nier; mais Gernande, voyant cette fatale lettre dépasser le mouchoir de mon sein, la saisit, la dévore, et m'ordonne de le suivre.
Nous rentrons dans le château par un escalier dérobé donnant sous les voûtes; le plus grand silence y régnait encore; après quelques détours, le comte ouvre un cachot et m'y jette.
– Fille imprudente, me dit-il alors, je vous avais prévenue que le crime que vous venez de commettre se punissait ici de mort: préparez-vous donc à subir le châtiment qu'il vous a plu d'encourir. En sortant de table, demain, je viendrai vous expédier.
Je me précipite de nouveau à ses genoux, mais me saisissant par les cheveux, il me traîne à terre, me fait faire ainsi deux ou trois fois le tour de ma prison, et finit par me précipiter contre les murs de manière à m'y écraser.
– Tu mériterais que je t'ouvrisse à l'instant les quatre veines, dit-il en fermant la porte, et si je retarde ton supplice, sois bien sûre que ce n'est que pour le rendre plus horrible.
Il est dehors, et moi dans la plus violente agitation: je ne vous peins point la nuit que je passai; les tourments de l'imagination joints aux maux physiques que les premières cruautés de ce monstre venaient de me faire éprouver, la rendirent une des plus affreuses de ma vie. On ne se figure point les angoisses d'un malheureux qui attend son supplice à toute heure, à qui l'espoir est enlevé, et qui ne sait pas si la minute où il respire ne sera pas la dernière de ses jours. Incertain de son supplice, il se le représente sous mille formes plus horribles les unes que les autres; le moindre bruit qu'il entend lui paraît être celui de ses bourreaux; son sang s'arrête, son cœur s'éteint, et le glaive qui va terminer ses jours est moins cruel que ces funestes instants où la mort le menace.
Il est vraisemblable que le comte commença par se venger de sa femme; l'événement qui me sauva va vous en convaincre comme moi: il y avait trente-six heures que j'étais dans la crise que je viens de vous peindre sans qu'on m'eût apporté aucun secours, lorsque ma porte s'ouvrit et que le comte parut; il était seul, la fureur étincelait dans ses yeux.
– Vous devez bien vous douter, me dit-il, du genre de mort que vous allez subir: il faut que ce sang pervers s'écoule en détail; vous serez saignée trois fois par jour, je veux voir combien de temps vous pourrez vivre de cette façon. C'est une expérience que je brûlais de faire, vous le savez, je vous remercie de m'en fournir les moyens.
Et le monstre, sans s'occuper pour lors d'autres passions que de sa vengeance, me fait tendre un bras, me pique, et bande la plaie après deux palettes de sang. Il avait à peine fini, que des cris se font entendre.