N'ayant rien à objecter à un discours aussi précis, je suivis mon maître. Nous traversâmes une longue galerie, aussi sombre, aussi solitaire que le reste de ce château; une porte s'ouvre, nous entrons dans une antichambre où je reconnais les deux vieilles qui m'avaient servie pendant ma défaillance. Elles se levèrent et nous introduisirent dans un appartement superbe où nous trouvâmes la malheureuse comtesse brodant au tambour sur une chaise longue; elle se leva quand elle aperçut son mari:
– Asseyez-vous, lui dit le comte, je vous permets de m'écouter ainsi. Voilà, enfin, une femme de chambre que je vous ai trouvée, madame, continua-t-il; j'espère que vous vous souviendrez du sort que vous avez fait éprouver aux autres, et que vous ne chercherez pas à plonger celle-ci dans les mêmes malheurs.
– Cela serait inutile, dis-je alors, pleine d'envie de servir cette infortunée, et voulant déguiser mes desseins; oui, madame, j'ose le certifier devant vous, cela serait inutile, vous ne me direz pas une parole que je ne le rende aussitôt à monsieur votre époux, et certainement je ne risquerai pas ma vie pour vous servir.
– Je n'entreprendrai rien qui puisse vous mettre dans ce cas-là, mademoiselle, dit cette pauvre femme, qui ne comprenait pas encore les motifs qui me faisaient parler ainsi; soyez tranquille: je ne vous demande que vos soins.
– Ils seront à vous tout entiers, madame, répondis-je, mais rien au-delà.
Et le comte, enchanté de moi, me serra la main en me disant à l'oreille:
– Bien, Thérèse, ta fortune est faite si tu te conduis comme tu le dis.
Ensuite le comte me montra ma chambre, attenante à celle de la comtesse, et il me fit observer que l'ensemble de cet appartement, fermé par d'excellentes portes et entouré de doubles grilles à toutes ses ouvertures, ne laissait aucun espoir d'évasion.
– Voilà bien une terrasse, poursuivit M. de Gernande, en me menant dans un petit jardin qui se trouvait de plain-pied à cet appartement, mais sa hauteur ne vous donne pas, je pense, envie d'en mesurer les murs; la comtesse peut y venir respirer le frais tant qu'elle veut, vous lui tiendrez compagnie… Adieu.
Je revins auprès de ma maîtresse, et comme nous nous examinâmes d'abord toutes les deux sans parler, je la saisis assez bien dans ce premier instant pour pouvoir la peindre.
Mme de Gernande, âgée de dix-neuf ans et demi, avait la plus belle taille, la plus noble, la plus majestueuse qu'il fût possible de voir; pas un de ses gestes, pas un de ses mouvements qui ne fût une grâce, pas un de ses regards qui ne fût un sentiment. Ses yeux étaient du plus beau noir: quoiqu'elle fût blonde, rien n'égalait leur expression; mais une sorte de langueur, suite de ses infortunes, en en adoucissant l'éclat, les rendait mille fois plus intéressants; elle avait la peau très blanche, et les plus beaux cheveux, la bouche très petite, trop peut-être, j'eusse été peu surprise qu'on lui eût trouvé ce défaut: c'était une jolie rose pas assez épanouie, mais les dents d'une fraîcheur… les lèvres d'un incarnat!… on eût dit que l'Amour l'eût colorée des teintes empruntées à la déesse des fleurs. Son nez était aquilin, étroit, serré du haut, et couronné de deux sourcils d'ébène; le menton parfaitement joli, un visage, en un mot, du plus bel ovale, dans l'ensemble duquel il régnait une sorte d'agrément, de naïveté, de candeur, qui eussent bien plutôt fait prendre cette figure enchanteresse pour celle d'un ange que pour la physionomie d'une mortelle. Ses bras, sa gorge, sa croupe étaient d'un éclat… d'une rondeur faits pour servir de modèle aux artistes; une mousse légère et noire couvrait le temple de Vénus, soutenu par deux cuisses moulées; et ce qui m'étonna, malgré la légèreté de la taille de la comtesse, malgré ses malheurs, rien n'altérait son embonpoint: ses fesses rondes et potelées étaient aussi charnues, aussi grasses, aussi fermes que si sa taille eût été plus marquée et qu'elle eût toujours vécu au sein du bonheur. Il y avait pourtant sur tout cela d'affreux vestiges du libertinage de son époux, mais, je le répète, rien d'altéré… l'image d'un beau lys où l'abeille a fait quelques taches. A tant de dons, Mme de Gernande joignait un caractère doux, un esprit romanesque et tendre, un cœur d'une sensibilité!… instruite, des talents… un art naturel pour la séduction, contre lequel il ne pouvait y avoir que son infâme époux qui pût résister, un son de voix charmant et beaucoup de piété. Telle était la malheureuse épouse du comte de Gernande, telle était la créature angélique contre laquelle il avait comploté; il semblait que plus elle inspirait de choses, plus elle enflammait sa férocité, et que l'affluence des dons qu'elle avait reçus de la nature ne devenait que des motifs de plus aux cruautés de ce scélérat.
– Quel jour avez-vous été saignée, madame? lui dis-je, afin de lui faire voir que j'étais au fait de tout.
– Il y a trois jours, me dit-elle, et c'est demain… Puis avec un soupir: oui, demain… mademoiselle, demain… vous serez témoin de cette belle scène.
– Et Madame ne s'affaiblit point?
– Oh! juste ciel! je n'ai pas vingt ans, et je suis sûre qu'on n'est pas plus faible à soixante-dix. Mais cela finira, je me flatte; il est parfaitement impossible que je vive longtemps ainsi: j'irai retrouver mon père, j'irai chercher dans les bras de l'Être suprême un repos que les hommes m'ont aussi cruellement refusé dans le monde.
Ces mots me fendirent le cœur; voulant soutenir mon personnage, je déguisai mon trouble, mais je me promis bien intérieurement, dès lors, de perdre plutôt mille fois la vie, s'il le fallait, que de ne pas arracher à l'infortune cette malheureuse victime de la débauche d'un monstre.
C'était l'instant du dîner de la comtesse. Les deux vieilles vinrent m'avertir de la faire passer dans son cabinet: je l'en prévins; elle était accoutumée à tout cela, elle sortit aussitôt, et les deux vieilles, aidées des deux valets qui m'avaient arrêtée, servirent un repas somptueux sur une table où mon couvert fut placé en face de celui de ma maîtresse. Les valets se retirèrent, et les deux vieilles me prévinrent qu'elles ne bougeraient pas de l'antichambre afin d'être à portée de recevoir les ordres de Madame sur ce qu'elle pourrait désirer. J'avertis la comtesse, elle se plaça, et m'invita d'en faire de même avec un air d'amitié, d'affabilité, qui acheva de me gagner l'âme. Il y avait au moins vingt plats sur la table.
– Relativement à cette partie-ci, vous voyez qu'on a soin de moi, mademoiselle, me dit-elle.
– Oui, madame, répondis-je, et je sais que la volonté de M. le comte est que rien ne vous manque.
– Oh! oui, mais comme les motifs de ces attentions ne sont que des cruautés, elles me touchent peu.
Mme de Gernande épuisée, et vivement sollicitée par la nature à des réparations perpétuelles, mangea beaucoup. Elle désira des perdreaux et un caneton de Rouen qui lui furent aussitôt apportés. Après le repas, elle alla prendre l'air sur la terrasse, mais en me donnant la main: il lui eût été impossible de faire dix pas sans ce secours. Ce fut dans ce moment qu'elle me fit voir toutes les parties de son corps que je viens de vous peindre; elle me montra ses bras, ils étaient pleins de cicatrices.
– Ah! il n'en reste pas là, me dit-elle, il n'y a pas un endroit de mon malheureux individu dont il ne se plaise à voir couler le sang.
Et elle me fit voir ses pieds, son cou, le bas de son sein et plusieurs autres parties charnues également couvertes de cicatrices. Je m'en tins le premier jour à quelques plaintes légères, et nous nous couchâmes.
Le lendemain était le jour fatal de la comtesse. M. de Gernande, qui ne procédait à cette opération qu'au sortir de son dîner, toujours fait avant celui de sa femme, me fit dire de venir me mettre à table avec lui; ce fut là, madame, que je vis cet ogre opérer d'une manière si effrayante, que j'eus, malgré mes yeux, de la peine à le concevoir. Quatre valets, parmi lesquels les deux qui m'avaient conduite au château, servaient cet étonnant repas. Il mérite d'être détaillé: je vais le faire sans exagération; on n'avait sûrement rien mis de plus pour moi. Ce que je vis était donc l'histoire de tous les jours.
On servit deux potages, l'un de pâte au safran, l'autre une bisque au coulis de jambon; au milieu un aloyau de bœuf à l'anglaise, huit hors-d'œuvre, cinq grosses entrées, cinq déguisées et plus légères, une hure de sanglier au milieu de huit plats de rôti, qu'on releva par deux services d'entremets, et seize plats de fruits; des glaces, six sortes de vins, quatre espèces de liqueurs, et du café. M. de Gernande entama tous les plats, quelques-uns furent entièrement vidés par lui; il but douze bouteilles de vin, quatre de Bourgogne, en commençant, quatre de Champagne au rôti; le Tokai, le Mulseau, l'Hermitage et le Madère furent avalés au fruit. Il termina par deux bouteilles de liqueurs des Îles et dix tasses de café.
Aussi frais en sortant de là que s'il fût venu de s'éveiller, M. de Gernande me dit:
– Allons saigner ta maîtresse; tu me diras, je te prie, si je m'y prends aussi bien avec elle qu'avec toi.
Deux jeunes garçons que je n'avais pas encore vus, du même âge que les précédents, nous attendaient à la porte de l'appartement de la comtesse: ce fut là que le comte m'apprit qu'il en avait douze que l'on lui changeait tous les ans. Ceux-ci me parurent encore plus jolis qu'aucun de ceux que j'eusse vus précédemment: ils étaient moins énervés que les autres; nous entrâmes… Toutes les cérémonies que je vais vous détailler ici, madame, étaient celles exigées par le comte: elles s'observaient régulièrement tous les jours, on n'y changeait au plus que le local des saignées.