Je n’eus pas la force de soutenir plus longtemps un discours dont chaque mot m’avait percé le cœur. Je me levai de table, et je n’avais pas fait quatre pas pour sortir de la salle que je tombai sur le plancher, privé de sentiment et de connaissance. On me les rappela par de prompts secours. J’ouvris les yeux pour verser un torrent de pleurs, et la bouche pour proférer les plaintes les plus tristes et les plus touchantes. Mon père, qui m’a toujours aimé tendrement, s’employa avec toute son affection pour me consoler. Je l’écoutais, mais sans l’entendre. Je me jetai à ses genoux ; je le conjurai, en joignant les mains, de me laisser retourner à Paris, pour aller poignarder de B***. « Non, disais-je, il n’a pas gagné le cœur de Manon ; il lui a fait violence, il l’a séduite par un charme ou par un poison ; il l’a peut-être forcée brutalement. Manon m’aime. Ne le sais-je pas bien ? Il l’aura menacée, le poignard à la main, pour la contraindre de m’abandonner. Que n’aura-t-il pas fait pour me ravir une si charmante maîtresse ! Ô dieux ! dieux ! serait-il possible que Manon m’eût trahi et qu’elle eût cessé de m’aimer ? »
Comme je parlais toujours de retourner promptement à Paris, et que je me levais même à tous moments pour cela, mon père vit bien que, dans le transport où j’étais, rien ne serait capable de m’arrêter. Il me conduisit dans une chambre haute, où il laissa deux domestiques avec moi, pour me garder à vue. Je ne me possédais point ; j’aurais donné mille vies pour être seulement un quart d’heure à Paris. Je compris que, m’étant déclaré si ouvertement, on ne me permettrait pas aisément de sortir de ma chambre. Je mesurai des yeux la hauteur des fenêtres. Ne voyant nulle possibilité de m’échapper par cette voie, je m’adressai doucement à mes deux domestiques. Je m’engageai, par mille serments, à faire un jour leur fortune, s’ils voulaient consentir à mon évasion. Je les pressai, je les caressai, je les menaçai ; mais cette tentative fut encore inutile. Je perdis alors toute espérance ; je résolus de mourir, et je me jetai sur un lit avec le dessein de ne le quitter qu’avec la vie. Je passai la nuit et le jour suivant dans cette situation. Je refusai la nourriture qu’on m’apporta le lendemain.
Mon père vint me voir l’après-midi. Il eut la bonté de flatter mes peines par les plus douces consolations. Il m’ordonna si absolument de manger quelque chose, que je le fis par respect pour ses ordres. Quelques jours se passèrent, pendant lesquels je ne pris rien qu’en sa présence et pour lui obéir. Il continuait toujours de m’apporter les raisons qui pouvaient me ramener au bon sens et m’inspirer du mépris pour l’infidèle Manon.
Je reconnaissais trop clairement qu’il avait raison. C’était un mouvement involontaire qui me faisait prendre ainsi le parti de mon infidèle. « Hélas ! repris-je après un moment de silence, il n’est que trop vrai que je suis le malheureux objet de la plus lâche de toutes les perfidies. Oui, continuai-je en versant des larmes de dépit, je vois bien que je ne suis qu’un enfant. Ma crédulité ne leur soûtait guère à tromper. Mais je sais bien ce que J’ai à faire pour me venger. » Mon père voulut savoir quel était mon dessein : « J’irai à Paris, lui dis-je, je mettrai le feu à la maison de B***, et je le brûlerai tout vif avec la perfide Manon. « Cet emportement fit rire mon père, et ne servit qu’à me faire garder plus étroitement dans ma prison.
J’y passai six mois entiers, pendant le premier desquels il y eut peu de changement dans mes dispositions. Tous mes sentiments n’étaient qu’une alternative perpétuelle de haine et d’amour, d’espérance ou de désespoir, selon l’idée sous laquelle Manon s’offrait à mon esprit. Tantôt je ne considérais en elle que la plus aimable de toutes les filles, et je languissais du désir de la revoir ; tantôt je n’y apercevais qu’une lâche et perfide maîtresse, et je faisais mille serments de ne la chercher que pour la punir.
Tiberge vint me voir un jour dans ma prison. Je fus surpris du transport avec lequel il m’embrassa. Je n’avais point encore eu de preuves de son affection, qui pussent me la faire regarder autrement que comme une simple amitié de collège, telle qu’elle se forme entre des jeunes gens qui sont à peu près du même âge. Je le trouvai si changé et si formé depuis cinq ou six mois que j’avais passés sans le voir, que sa figure et le ton de son discours m’inspirèrent du respect. Il me parla en conseiller sage plutôt qu’en ami d’école. Il plaignit l’égarement où j’étais tombé. Il me félicita de ma guérison, qu’il croyait avancée ; enfin il m’exhorta à profiter de cette erreur de jeunesse pour ouvrir les yeux sur la vanité des plaisirs. Je le regardai avec étonnement. Il s’en aperçut.
Il me raconta qu’après s’être aperçu que je l’avais trompé et que j’étais parti avec ma maîtresse, il était monté à cheval pour me suivre ; mais qu’ayant sur lui quatre ou cinq heures d’avance, il lui avait été impossible de me joindre ; qu’il était arrivé néanmoins à Saint-Denis une demi-heure après mon départ ; qu’étant bien certain que je me serais arrêté à Paris, il y avait passé six semaines à me chercher inutilement ; qu’il allait dans tous les lieux où il se flattait de pouvoir me trouver, et qu’un jour enfin il avait reconnu ma maîtresse à la Comédie ; qu’elle y était dans une parure si éclatante, qu’il s’était imaginé qu’elle devait cette fortune à un nouvel amant ; qu’il avait suivi son carrosse jusqu’à sa maison, et qu’il avait appris d’un domestique qu’elle était entretenue par les libéralités de M. de B***. « Je ne m’arrêtai point là, continua-t-il ; j’y retournai le lendemain pour apprendre d’elle-même ce que vous étiez devenu. Elle me quitta brusquement, lorsqu’elle m’entendit parler de vous, et je fus obligé de revenir en province sans aucun autre éclaircissement. J’y appris votre aventure et la consternation extrême qu’elle vous a causée ; mais je n’ai pas voulu vous voir sans être assuré de vous trouver plus tranquille.
– Vous avez donc vu Manon ? lui répondis-je en soupirant. Hélas ! vous êtes plus heureux que moi, qui suis condamné à ne la revoir jamais ! Il me fit des reproches de ce soupir qui marquait encore de la faiblesse pour elle. Il me flatta si adroitement sur la bonté de mon caractère et sur mes inclinations, qu’il me fit naître, dès cette première visite, une forte envie de renoncer comme lui à tous les plaisirs du siècle pour entrer dans l’état ecclésiastique.
Je goûtai tellement cette idée, que, lorsque je me trouvai seul, je ne m’occupai plus d’autre chose. Je me rappelai les discours de M. l’Évêque d’Amiens, qui m’avait donné le même conseil, et les présages heureux qu’il avait formés en ma faveur, s’il m’arrivait d’embrasser ce parti. La piété se mêla aussi dans mes considérations. Je mènerai une vie sage et chrétienne, disais-je ; je m’occuperai de l’étude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l’amour. Je mépriserai ce que le commun des hommes admire ; et comme je sens assez que mon cœur ne désirera que ce qu’il estime, j’aurai aussi peu d’inquiétudes que de désirs.
Je formai là-dessus, d’avance, un système de vie paisible et solitaire. J’y faisais entrer une maison écartée, avec un petit bois et un ruisseau d’eau douce au bout du jardin, une bibliothèque composée de livres choisis, un petit nombre d’amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modérée. J’y joignais un commerce de lettres avec un ami qui ferait son séjour à Paris, et qui m’informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma curiosité que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne serai-je pas heureux ? ajoutais-je ; toutes mes prétentions ne seront-elles point remplies ? Il est certain que ce projet flattait extrêmement mes inclinations. Mais à la fin d’un si sage arrangement, je sentais que mon cœur attendait encore quelque chose, et que pour n’avoir rien à désirer dans la plus charmante solitude, il fallait y être avec Manon.