Comme elle me fuyait Musyne, je me prenais pour un idéaliste, c’est ainsi qu’on appelle ses propres petits instincts habillés en grands mots. Ma permission touchait à son terme. Les journaux battaient le rappel de tous les combattants possibles, et bien entendu avant tout, de ceux qui n’avaient pas de relations. Il était officiel qu’on ne devait plus penser qu’à gagner la guerre.
Musyne désirait fort aussi, comme Lola, que je retourne au front dare-dare et que j’y reste et comme j’avais l’air de tarder à m’y rendre, elle se décida à brusquer les choses, ce qui pourtant n’était pas dans sa manière.
Tel soir, où par exception nous rentrions ensemble, à Billancourt, voici que passent les pompiers trompetteurs et tous les gens de notre maison se précipitent à la cave en l’honneur de je ne sais quel zeppelin.
Ces paniques menues pendant lesquelles tout un quartier en pyjama, derrière la bougie, disparaissait en gloussant dans les profondeurs pour échapper à un péril presque entièrement imaginaire mesuraient l’angoissante futilité de ces êtres tantôt poules effrayées, tantôt moutons fats et consentants. De semblables et monstrueuses inconsistances sont bien faites pour dégoûter à tout jamais le plus patient, le plus tenace des sociophiles.
Dès le premier coup de clairon d’alerte Musyne oubliait qu’on venait de lui découvrir bien de l’héroïsme au Théâtre des Armées. Elle insistait pour que je me précipite avec elle au fond des souterrains, dans le métro, dans les égouts, n’importe où, mais à l’abri et dans les ultimes profondeurs et surtout tout de suite! À les voir tous dévaler ainsi, gros et petits, les locataires, frivoles ou majestueux, quatre à quatre, vers le trou sauveur, cela finit même à moi, par me pourvoir d’indifférence. Lâche ou courageux, cela ne veut pas dire grand-chose. Lapin ici, héros là-bas, c’est le même homme, il ne pense pas plus ici que là-bas. Tout ce qui n’est pas gagner de l’argent le dépasse décidément infiniment. Tout ce qui est vie ou mort lui échappe. Même sa propre mort, il la spécule mal et de travers. Il ne comprend que l’argent et le théâtre.
Musyne pleurnichait devant ma résistance. D’autres locataires nous pressaient de les accompagner, je finis par me laisser convaincre. Il fut émis quant au choix de la cave une série de propositions différentes. La cave du boucher finit par emporter la majorité des adhésions, on prétendait qu’elle était située plus profondément que n’importe quelle autre de l’immeuble. Dès le seuil il vous parvenait des bouffées d’une odeur âcre et de moi bien connue, qui me fut à l’instant absolument insupportable.
« Tu vas descendre là-dedans Musyne, avec la viande pendante aux crochets? lui demandai-je.
– Pourquoi pas? me répondit-elle, bien étonnée.
– Eh bien moi, dis-je, j’ai des souvenirs, et je préfère remonter là-haut…
– Tu t’en vas alors?
– Tu viendras me retrouver, dès que ce sera fini!
– Mais ça peut durer longtemps…
– J’aime mieux t’attendre là-haut, que je dis. Je n’aime pas la viande, et ce sera bientôt terminé. »
Pendant l’alerte, protégés dans leurs réduits, les locataires échangeaient des politesses guillerettes. Certaines dames en peignoir, dernières venues, se pressaient avec élégance et mesure vers cette voûte odorante dont le boucher et la bouchère leur faisaient les honneurs, tout en s’excusant, à cause du froid artificiel indispensable à la bonne conservation de la marchandise.
Musyne disparut avec les autres. Je l’ai attendue, chez nous, en haut, une nuit, tout un jour, un an… Elle n’est jamais revenue me trouver.
Je devins pour ma part à partir de cette époque de plus en plus difficile à contenter et je n’avais plus que deux idées en tête: sauver ma peau et partir pour l’Amérique. Mais échapper à la guerre constituait déjà une œuvre initiale qui me tint tout essoufflé pendant des mois et des mois.
« Des canons! des hommes! des munitions! » qu’ils exigeaient sans jamais en sembler las, les patriotes. Il paraît qu’on ne pouvait plus dormir tant que la pauvre Belgique et l’innocente petite Alsace n’auraient pas été arrachées au joug germanique. C’était une obsession qui empêchait, nous affirmait‐on, les meilleurs d’entre nous de respirer, de manger, de copuler. Ça n’avait pas l’air tout de même de les empêcher de faire des affaires les survivants. Le moral était bon à l’arrière, on pouvait le dire.
Il fallut réintégrer en vitesse nos régiments. Mais moi dès la première visite, on me trouva trop au-dessous de la moyenne encore, et juste bon pour être dirigé sur un autre hôpital, pour osseux et nerveux celui-là. Un matin nous sortîmes à six du Dépôt, trois artilleurs et trois dragons, blessés et malades à la recherche de cet endroit où se réparait la vaillance perdue, les réflexes abolis et les bras cassés. Nous passâmes d’abord, comme tous les blessés de l’époque, pour le contrôle, au Val‐de‐Grâce, citadelle ventrue, si noble et toute barbue d’arbres et qui sentait bien fort l’omnibus par ses couloirs, odeur aujourd’hui et sans doute à jamais disparue, mixture de pieds, de paille et de lampes à huile. Nous ne fîmes pas long feu au Val, à peine entrevus nous étions engueulés et comme il faut, par deux officiers gestionnaires, pelliculaires et surmenés, menacés par ceux-ci du Conseil et projetés à nouveau par d’autres Administrateurs dans la rue. Ils n’avaient pas de place pour nous, qu’ils disaient, en nous indiquant une destination vague: un bastion, quelque part, dans les zones autour de la ville.
De bistrots en bastions, de mominettes en cafés crème, nous partîmes donc à six au hasard des mauvaises directions, à la recherche de ce nouvel abri qui paraissait spécialisé dans la guérison des incapables héros dans notre genre.
Un seul d’entre nous six possédait un rudiment de bien, qui tenait tout entier, il faut le dire, dans une petite boîte en zinc de biscuits Pernot, marque célèbre alors et dont je n’entends plus parler. Là-dedans, il cachait, notre camarade, des cigarettes, et une brosse à dents, même qu’on en rigolait tous, de ce soin peu commun alors, qu’il prenait de ses dents, et que nous on le traitait, à cause de ce raffinement insolite, d’« homosexuel ».
Enfin, nous abordâmes, après bien des hésitations, vers le milieu de la nuit, aux remblais bouffis de ténèbres de ce bastion de Bicêtre, le « 43 » qu’il s’intitulait. C’était le bon.
On venait de le mettre à neuf pour recevoir des éclopés et des vieillards. Le jardin n’était même pas fini.
Quand nous arrivâmes, il n’y avait encore en fait d’habitants que la concierge, dans la partie militaire. Il pleuvait dru. Elle eut peur de nous la concierge en nous entendant, mais nous la fîmes rire en lui mettant la main tout de suite au bon endroit. « Je croyais que c’était des Allemands! fit‐elle. – Ils sont loin! lui répondit-on. – Où c’est que vous êtes malades? s’inquiétait-el-le. – Partout; mais pas au zizi! » fit un artilleur en réponse. Alors ça, on pouvait dire que c’était du vrai esprit et qu’elle appréciait en plus, la concierge. Dans ce même bastion séjournèrent par la suite avec nous des vieillards de l’Assistance publique. On avait construit pour eux, d’urgence, de nouveaux bâtiments garnis de kilomètres de vitrages, on les gardait là‐dedans jusqu’à la fin des hostilités, comme des insectes. Sur les buttes d’alentour, une éruption de lotissements étriqués se disputaient des tas de boue fuyante mal contenue entre des séries de cabanons précaires. À l’abri de ceux-ci poussent de temps à autre une laitue et trois radis, dont on ne sait jamais pourquoi, des limaces dégoûtées consentent à faire hommage au propriétaire.
Notre hôpital était propre, comme il faut se dépêcher de voir ces choses-là, quelques semaines, tout à leur début, car pour l’entretien des choses chez nous, on a aucun goût, on est même à cet égard de francs dégueulasses. On s’est couchés, je dis donc, au petit bonheur des lits métalliques et à la lumière lunaire, c’était si neuf ces locaux que l’électricité n’y venait pas encore.