À l’une d’elles, moi qui n’avais rien à offrir que ma jeunesse, comme on dit, je me mis cependant à tenir beaucoup trop. La petite Musyne on l’appelait dans ce milieu.
Au passage des Beresinas, tout le monde se connaissait de boutique en boutique, comme dans une véritable petite province, depuis des années coincée entre deux rues de Paris, c’est-à-dire qu’on s’y épiait et s’y calomniait humainement jusqu’au délire.
Pour ce qui est de la matérielle, avant la guerre, on y discutait entre commerçants une vie picoreuse et désespérément économe. C’était entre autres épreuves miséreuses le chagrin chronique de ces boutiquiers, d’être forcés dans leur pénombre de recourir au gaz dès quatre heures du soir venues, à cause des étalages. Mais il se ménageait ainsi, en retrait, par contre, une ambiance propice aux propositions délicates.
Beaucoup de boutiques étaient malgré tout en train de péricliter à cause de la guerre, tandis que celle de Mme Herote, à force de jeunes Argentins, d’officiers à pécule et des conseils de l’ami commissaire, prenait un essor que tout le monde, aux environs, commentait, on peut l’imaginer, en termes abominables.
Notons par exemple qu’à cette même époque, le célèbre pâtissier du numéro 112 perdit soudain ses belles clientes par l’effet de la mobilisation. Les habituelles goûteuses à longs gants forcées tant on avait réquisitionné de chevaux d’aller à pied ne revinrent plus. Elles ne devaient plus jamais revenir. Quant à Sambanet, le relieur de musique, il se défendit mal lui, soudain, contre l’envie qui l’avait toujours possédé de sodomiser quelque soldat. Une telle audace d’un soir, mal venue, lui fit un tort irréparable auprès de certains patriotes qui l’accusèrent d’emblée d’espionnage. Il dut fermer ses rayons.
Par contre Mlle Hermance, au numéro 26, dont la spécialité était jusqu’à ce jour l’article de caoutchouc avouable ou non, se serait très bien débrouillée, grâce aux circonstances, si elle n’avait éprouvé précisément toutes les difficultés du monde à s’approvisionner en « préservatifs » qu’elle recevait d’Allemagne.
Seule Mme Herote, en somme, au seuil de la nouvelle époque de la lingerie fine et démocratique entra facilement dans la prospérité.
On s’écrivait nombre de lettres anonymes entre boutiques, et des salées. Mme Herote préférait, quant à elle, et pour sa distraction, en adresser à de hauts personnages; en ceci même elle manifestait de la forte ambition qui constituait le fond même de son tempérament. Au Président du Conseil, par exemple elle en envoyait, rien que pour l’assurer qu’il était cocu, et au Maréchal Pétain, en anglais, à l’aide du dictionnaire, pour le faire enrager. La lettre anonyme? Douche sur les plumes! Mme Herote en recevait chaque jour un petit paquet pour son compte de ces lettres non signées et qui ne sentaient pas bon, je vous l’assure. Elle en demeurait pensive, éberluée pendant dix minutes environ, mais elle se reconstituait tout aussitôt son équilibre, n’importe comment, avec n’importe quoi, mais toujours, et solidement encore car il n’y avait dans sa vie intérieure aucune place pour le doute et encore moins pour la vérité.
Parmi ses clientes et protégées, nombre de petites artistes lui arrivaient avec plus de dettes que de robes. Toutes, Mme Herote les conseillait et elles s’en trouvaient bien, Musyne entre autres qui me semblait à moi la plus mignonne de toutes. Un véritable petit ange musicien, une amour de violoniste, une amour bien dessalée par exemple, elle me le prouva. Implacable dans son désir de réussir sur la terre, et pas au ciel, elle se débrouillait au moment où je la connus, dans un petit acte, tout ce qu’il y avait de mignon, très parisien et bien oublié, aux Variétés.
Elle apparaissait avec son violon dans une manière de prologue impromptu, versifié, mélodieux. Un genre adorable et compliqué.
Avec ce sentiment que je lui vouai mon temps devint frénétique et se passait en bondissements de l’hôpital à la sortie de son théâtre. Je n’étais d’ailleurs presque jamais seul à l’attendre. Des militaires terrestres la ravissaient à tour de bras, des aviateurs aussi et bien plus facilement encore, mais le pompon séducteur revenait sans conteste aux Argentins. Leur commerce de viandes froides à ceux‐là, prenait grâce à la pullulation des contingents nouveaux, les proportions d’une force de la nature. La petite Musyne en a bien profité de ces jours mercantiles. Elle a bien fait, les Argentins n’existent plus.
Je ne comprenais pas. J’étais cocu avec tout et tout le monde, avec les femmes, l’argent et les idées. Cocu et pas content. À l’heure qu’il est, il m’arrive encore de la rencontrer Musyne, par hasard, tous les deux ans ou presque, ainsi que la plupart des êtres qu’on a connus très bien. C’est le délai qu’il nous faut, deux années, pour nous rendre compte, d’un seul coup d’œil, intrompable alors, comme l’instinct, des laideurs dont un visage, même en son temps délicieux, s’est chargé.
On demeure comme hésitant un instant devant, et puis on finit par l’accepter tel qu’il est devenu le visage avec cette disharmonie croissante, ignoble, de toute la figure. Il le faut bien dire oui, à cette soigneuse et lente caricature burinée par deux ans. Accepter le temps, ce tableau de nous. On peut dire alors qu’on s’est reconnus tout à fait (comme un billet étranger qu’on hésite à prendre à première vue) qu’on ne s’était pas trompés de chemin, qu’on avait bien suivi la vraie route, sans s’être concertés, l’immanquable route pendant deux années de plus, la route de la pourriture. Et voilà tout.
Musyne, quand elle me rencontrait ainsi, fortuitement, tellement je l’épouvantais avec ma grosse tête, semblait vouloir me fuir absolument, m’éviter, se détourner, n’importe quoi… Je lui sentais mauvais, c’était évident, de tout un passé, mais moi qui sais son âge, depuis trop d’années, elle a beau faire, elle ne peut absolument plus m’échapper. Elle reste là l’air gêné devant mon existence, comme devant un monstre. Elle, si délicate, se croit tenue de me poser des questions balourdes, imbéciles, comme en poserait une bonne prise en faute. Les femmes ont des natures de domestiques. Mais elle imagine peut-être seulement cette répulsion, plus qu’elle ne l’éprouve; c’est l’espèce de consolation qui me demeure. Je lui suggère peut-être seulement que je suis immonde. Je suis peut-être un artiste dans ce genre-là. Après tout, pourquoi n’y aurait-il pas autant d’art possible dans la laideur que dans la beauté? C’est un genre à cultiver, voilà tout.
J’ai cru longtemps qu’elle était sotte la petite Musyne, mais ce n’était qu’une opinion de vaniteux éconduit. Vous savez, avant la guerre, on était tous encore bien plus ignorants et plus fats qu’aujourd’hui. On ne savait presque rien des choses du monde en général, enfin des inconscients… Les petits types dans mon genre prenaient encore bien plus facilement qu’aujourd’hui des vessies pour des lanternes. D’être amoureux de Musyne si mignonne je pensais que ça allait me douer de toutes les puissances, et d’abord et surtout du courage qui me manquait, tout ça parce qu’elle était si jolie et si joliment musicienne ma petite amie! L’amour c’est comme l’alcool, plus on est impuissant et soûl et plus on se croit fort et malin, et sûr de ses droits.
Mme Herote, cousine de nombreux héros décédés, ne sortait plus de son impasse qu’en grand deuil; encore, n’allait-elle en ville que rarement, son commissaire ami se montrant assez jaloux. Nous nous réunissions dans la salle à manger de l’arrière-boutique, qui, la prospérité venue, prit bel et bien les allures d’un petit salon. On y venait converser, s’y distraire, gentiment, convenablement sous le gaz. Petite Musyne, au piano, nous ravissait de classiques, rien que des classiques, à cause des convenances de ces temps douloureux. Nous demeurions là, des après-midi, coude à coude, le commissaire au milieu, à bercer ensemble nos secrets, nos craintes, et nos espoirs.