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Il me raconta alors la débandade de son régiment, la veille, au petit jour, à cause des chasseurs à pied de chez nous, qui par erreur avaient ouvert le feu sur sa compagnie à travers champs. On les avait pas attendus à ce moment-là. Ils étaient arrivés trop tôt de trois heures sur l’heure prévue. Alors les chasseurs, fatigués, surpris, les avaient criblés. Je connaissais l’air, on me l’avait joué.

« Moi, tu parles, si j’en ai profité! qu’il ajoutait. “Robinson, que je me suis dit! – C’est mon nom Robinson!.. Robinson Léon! – C’est maintenant ou jamais qu’il faut que tu les mettes”, que je me suis dit!.. Pas vrai? J’ai donc pris par le long d’un petit bois et puis là, figure‐toi, que j’ai rencontré notre capitaine… Il était appuyé à un arbre, bien amoché le piston!.. En train de crever qu’il était… Il se tenait la culotte à deux mains, à cracher… Il saignait de partout en roulant des yeux… Y avait personne avec lui. Il avait son compte… “Maman! maman!” qu’il pleurnichait tout en crevant et en pissant du sang aussi…

« “Finis ça! que je lui dis. Maman! Elle t’emmerde!”… Comme ça, dis donc, en passant!.. Sur le coin de la gueule!.. Tu parles si ça a dû le faire jouir la vache!.. Hein, vieux!.. C’est pas souvent, hein, qu’on peut lui dire ce qu’on pense, au capitaine… Faut en profiter. C’est rare!.. Et pour foutre le camp plus vite, j’ai laissé tomber le barda et puis les armes aussi… Dans une mare à canards qui était là à côté… Figure-toi que moi, comme tu me vois, j’ai envie de tuer personne, j’ai pas appris… J’aimais déjà pas les histoires de bagarre, déjà en temps de paix… Je m’en allais… Alors tu te rends compte?.. Dans le civil, j’ai essayé d’aller en usine régulièrement… J’étais même un peu graveur, mais j’aimais pas ça, à cause des disputes, j’aimais mieux vendre les journaux du soir et dans un quartier tranquille où j’étais connu, autour de la Banque de France… Place des Victoires si tu veux savoir… Rue des Petits-Champs… C’était mon lot… J’ dépassais jamais la rue du Louvre et le Palais-Royal d’un côté, tu vois d’ici… Je faisais le matin des commissions pour les commerçants… Une livraison l’après-midi de temps en temps, je bricolais quoi… Un peu manœuvre… Mais je veux pas d’armes moi!.. Si les Allemands te voient avec des armes, hein? T’es bon! Tandis que quand t’es en fantaisie, comme moi maintenant… Rien dans les mains… Rien dans les poches… Ils sentent qu’ils auront moins de mal à te faire prisonnier, tu comprends? Ils savent à qui ils ont affaire… Si on pouvait arriver à poil aux Allemands, c’est ça qui vaudrait encore mieux… Comme un cheval! Alors ils pourraient pas savoir de quelle armée qu’on est?..

– C’est vrai ça! »

Je me rendais compte que l’âge c’est quelque chose pour les idées. Ça rend pratique.

« C’est là qu’ils sont, hein? » Nous fixions et nous estimions ensemble nos chances et cherchions notre avenir comme aux cartes dans le grand plan lumineux que nous offrait la ville en silence.

« On y va? »

Il s’agissait de passer la ligne du chemin de fer d’abord. S’il y avait des sentinelles, on serait visés. Peut-être pas. Fallait voir. Passer au-dessus ou en dessous par le tunnel.

« Faut nous dépêcher, qu’a ajouté ce Robinson… C’est la nuit qu’il faut faire ça, le jour, il y a plus d’amis, tout le monde travaille pour la galerie, le jour, tu vois, même à la guerre c’est la foire… Tu prends ton canard avec toi? »

J’emmenai le canard. Prudence pour filer plus vite si on était mal accueillis. Nous parvînmes au passage à niveau, levés ses grands bras rouge et blanc. J’en avais jamais vu non plus des barrières de cette forme-là. Y en avait pas des comme ça aux environs de Paris.

« Tu crois qu’ils sont déjà entrés dans la ville, toi?

– C’est sûr! qu’il a dit… Avance toujours!.. »

On était à présent forcés d’être aussi braves que des braves, à cause du cheval qui avançait tranquillement derrière nous, comme s’il nous poussait avec son bruit, on n’entendait que lui. Toc! et toc! avec ses fers. Il cognait en plein dans l’écho, comme si de rien n’était.

Ce Robinson comptait donc sur la nuit pour nous sortir de là?.. On allait au pas tous les deux au milieu de la rue vide, sans ruse du tout, au pas cadencé encore, comme à l’exercice.

Il avait raison, Robinson, le jour était impitoyable, de la terre au ciel. Tels que nous allions sur la chaussée, on devait avoir l’air bien inoffensifs tous les deux toujours, bien naïfs même, comme si l’on rentrait de permission. « T’as entendu dire que le Ier hussards a été fait prisonnier tout entier?.. dans Lille?.. Ils sont entrés comme ça, qu’on a dit, ils savaient pas, hein! le colonel devant… Dans une rue principale mon ami! Ça s’est refermé… Par-devant… Par-derrière… Des Allemands partout!.. Aux fenêtres!.. Partout… Ça y était… Comme des rats qu’ils étaient faits!.. Comme des rats! Tu parles d’un filon!..

– Ah! les vaches!..

– Ah dis donc! Ah dis donc!.. » On n’en revenait pas nous autres de cette admirable capture, si nette, si définitive… On en bavait. Les boutiques portaient toutes leurs volets clos, les pavillons d’habitation aussi, avec leur petit jardin par-devant, tout ça bien propre. Mais après la Poste on a vu que l’un de ces pavillons, un peu plus blanc que les autres, brillait de toutes ses lumières à toutes les fenêtres, au premier comme à l’entresol. On a été sonner à la porte. Notre cheval toujours derrière nous. Un homme épais et barbu nous ouvrit. « Je suis le Maire de Noirceur – qu’il a annoncé tout de suite, sans qu’on lui demande – et j’attends les Allemands! » Et il est sorti au clair de lune pour nous reconnaître le Maire. Quand il s’aperçut que nous n’étions pas des Allemands nous, mais encore bien des Français, il ne fut plus si solennel, cordial seulement. Et puis gêné aussi. Évidemment, il ne nous attendait plus, nous venions un peu en travers des dispositions qu’il avait dû prendre, des résolutions arrêtées. Les Allemands devaient entrer à Noirceur cette nuit-là, il était prévenu et il avait tout réglé avec la Préfecture, leur colonel ici, leur ambulance là-bas, etc. Et s’ils entraient à présent? Nous étant là? Ça ferait sûrement des histoires! Ça créerait sûrement des complications… Cela il ne nous le dit pas nettement, mais on voyait bien qu’il y pensait.

Alors il se mit à nous parler de l’intérêt général, dans la nuit, là, dans le silence où nous étions perdus. Rien que de l’intérêt général… Des biens matériels de la communauté… Du patrimoine artistique de Noirceur, confié à sa charge, charge sacrée, s’il en était une… De l’église du XVe siècle notamment… S’ils allaient la brûler l’église du XVe ? Comme celle de Condé-sur-Yser à côté! Hein?.. Par simple mauvaise humeur… Par dépit de nous trouver là nous… Il nous fit ressentir toute la responsabilité que nous encourions… Inconscients jeunes soldats que nous étions!.. Les Allemands n’aimaient pas les villes louches où rôdaient encore des militaires ennemis. C’était bien connu.

Pendant qu’il nous parlait ainsi à mi-voix, sa femme et ses deux filles, grosses et appétissantes blondes, l’approuvaient fort, de-ci, de-là, d’un mot… On nous rejetait, en somme. Entre nous, flottaient les valeurs sentimentales et archéologiques, soudain fort vives, puisqu’il n’y avait plus personne à Noirceur dans la nuit pour les contester… Patriotiques, morales, poussées par des mots, fantômes qu’il essayait de rattraper, le Maire, mais qui s’estompaient aussitôt vaincus par notre peur et notre égoïsme à nous et aussi par la vérité pure et simple.

Il s’épuisait en de touchants efforts, le Maire de Noirceur, ardent à nous persuader que notre Devoir était bien de foutre le camp tout de suite à tous, les diables, moins brutal certes mais tout aussi décidé dans son genre que notre commandant Pinçon.

De certain, il n’y avait à opposer décidément à tous ces puissants que notre petit désir, à nous deux, de ne pas mourir et de ne pas brûler. C’était peu, surtout que ces choses-là ne peuvent pas se déclarer pendant la guerre. Nous retournâmes donc vers d’autres rues vides. Décidément tous les gens que j’avais rencontrés pendant cette nuit-là m’avaient montré leur âme.

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