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A

– Rainette…

Elle ne r?pondit pas.

– Rainette! je te dis pardon.

La voix de Rainette, dans l’ombre dit:

– M?chant, je te d?teste.

– Pardon, r?p?ta-t-il.

Il se tut. Puis, dans un ?lan soudain, il dit, plus bas encore, troubl?, un peu honteux:

– Rainette, tu sais, je crois aussi ? des bons Dieux, comme toi.

– C’est vrai?

– C’est vrai.

Il le disait surtout par g?n?rosit?. Mais, apr?s l’avoir dit, il y croyait un peu.

Ils rest?rent sans parler. Ils ne se voyaient pas. La belle nuit, dehors! Le petit infirme murmura:

– Il fera bon, quand on sera mort!…

On entendait le souffle l?ger de Rainette.

Il dit:

– Bonne nuit, petite grenouille.

La voix attendrie de Rainette dit:

– Bonne nuit.

Il partit all?g?. Il ?tait content que Rainette lui e?t pardonn?. Et, tout au fond de lui, il ne d?plaisait pas au petit souffre-douleur, qu’une autre e?t souffert par lui.

*

Olivier ?tait rentr? dans sa retraite. Christophe ne tarda pas ? l’y rejoindre. D?cid?ment, leur place n’?tait pas dans le mouvement social r?volutionnaire. Olivier ne pouvait pas s’enr?ler avec ces combattants. Et Christophe ne le voulait pas. Olivier s’en ?cartait au nom des faibles opprim?s; Christophe, au nom des forts ind?pendants. Mais qu’ils se fussent retir?s, celui-ci ? la proue, celui-l? ? la poupe, ils n’en ?taient pas moins sur le m?me bateau qui emportait l’arm?e des ouvriers et la soci?t? enti?re. Libre et s?r de sa volont?, Christophe contemplait avec un int?r?t provocant, la coalition des prol?taires; il aimait ? se retremper dans la cuve populaire: cela le d?tendait; il en sortait plus gaillard et plus frais. Il continuait de voir Coquard et prenait ses repas, de temps en temps, chez Aur?lie. Une fois l?, il ne se surveillait gu?re, il s’abandonnait ? son humeur fantasque; le paradoxe ne l’effrayait pas; et il trouvait un malin plaisir ? pousser ses interlocuteurs jusqu’aux extr?mes cons?quences de leurs principes, absurdes et enrag?es. On ne savait jamais s’il parlait ou non s?rieusement: car il se passionnait en parlant, et il finissait par oublier son intention paradoxale du d?but. L’artiste se laissait griser par l’ivresse des autres. En un de ces moments d’?motion esth?tique, il improvisa, dans l’arri?re-boutique d’Aur?lie, un chant r?volutionnaire, qui, aussit?t r?p?t?, d?s le lendemain se r?pandit parmi les groupes ouvriers. Il se compromettait. La police le surveillait. Manousse, qui avait des intelligences au c?ur de la place, fut averti par un de ses amis, Xavier Bernard, jeune fonctionnaire de la pr?fecture de police, qui se m?lait de litt?rature et se disait toqu? de la musique de Christophe – (car le dilettantisme et l’esprit anarchique, s’?taient gliss?s jusque parmi les chiens de garde de la troisi?me R?publique).

– Votre Krafft est en train de jouer un vilain jeu, lui avait dit Bernard. Il fait le fier-?-bras. Nous savons ce qu’il en faut penser; mais on ne serait pas f?ch?, en haut lieu, de pincer un ?tranger – qui plus est, un Allemand – dans ces micmac r?volutionnaires: c’est le moyen classique pour d?consid?rer le parti et pour y jeter les soup?ons. Si ce nigaud ne fait pas attention, nous allons ?tre oblig? de l’arr?ter. C’est ennuyeux. Avertissez-le!

Manousse avertit Christophe; Olivier le supplia d’?tre prudent. Christophe ne prit pas l’avis au s?rieux.

– Bah! dit-il, chacun sait que je ne suis pas dangereux. J’ai bien le droit de m’amuser! J’aime ces gens, ils travaillent comme moi, ils ont une foi comme moi. ? la v?rit?, ce n’est pas la m?me, nous ne sommes pas du m?me camp… Tr?s bien! On se battra donc. Ce n’est pas pour me d?plaire… Que veux-tu? Je ne peux pas rester, comme toi, recroquevill? dans ma coquille. J’?touffe chez les bourgeois.

Olivier, qui n’avait pas des poumons aussi exigeants, se trouvait bien de son logis ?troit et de la calme soci?t? de ses deux amies, encore que l’une d’elles, Mme Arnaud, se consacr?t maintenant aux ?uvres de bienfaisance, et que l’autre, C?cile, f?t absorb?e dans les soins de l’enfant, jusqu’? ne plus parler que de lui et avec lui, sur ce ton gazouillant, b?tifiant, qui t?che de se modeler sur celui de l’oiselet et de muer sa chanson informe en un parler humain.

De son passage dans les milieux ouvriers, il lui ?tait rest? deux connaissances. Deux ind?pendants, comme lui. L’un, Gu?rin, ?tait tapissier. Il travaillait, ? sa fantaisie, d’une fa?on capricieuse, mais adroite. Il aimait son m?tier, il avait pour les objets d’art un go?t naturel, d?velopp? par l’observation, le travail, les visites dans les mus?es. Olivier lui avait fait r?parer un meuble ancien: le travail ?tait difficile, et l’ouvrier s’en ?tait acquitt? habilement; il y avait d?pens? de la peine et du temps: il ne r?clama ? Olivier qu’un modeste salaire, tant il ?tait heureux d’avoir r?ussi. Olivier, s’int?ressant ? lui, l’interrogea sur sa vie, t?cha de savoir ce qu’il pensait du mouvement ouvrier. Gu?rin n’en pensait rien; il ne s’en souciait pas. Il n’?tait pas de cette classe. Il n’?tait d’aucune classe. Il ?tait lui. Il lisait peu. Toute sa formation intellectuelle s’?tait faite par les sens, l’?il, la main, le go?t inn? au vrai peuple de Paris. Il ?tait un homme heureux. Le type n’en est pas rare dans la petite bourgeoisie ouvri?re, qui est une des races les plus intelligentes de la nation: car elle r?alise un bel ?quilibre du travail manuel et d’une activit? saine de l’esprit.

L’autre connaissance d’Olivier ?tait d’une esp?ce plus originale. C’?tait un facteur, qui se nommait Hurteloup. Bel homme, grand, les yeux clairs, petite barbe et moustache blondes, l’air ouvert et gai. Un jour qu’il apportait une lettre recommand?e, il ?tait entr? dans la chambre d’Olivier. Pendant qu’Olivier signait, il faisait le tour de la biblioth?que, le nez sur les titres des volumes:

– Ha! ha! fit-il, vous avez les classiques…

Il ajouta:

– Moi, je collectionne les bouquins d’histoire sur la Bourgogne.

– Vous ?tes Bourguignon? demanda Olivier.

– «Bourguignon sal?,

L’?p?e au c?t?,

La barbe au menton,

Saute, Bourguignon

r?pondit en riant le facteur. Je suis du pays d’Avallon. J’ai des papiers de famille qui datent de 1200 et quelque…

Olivier, intrigu?, voulut en savoir davantage. Hurteloup ne demandait qu’? parler. Il appartenait en effet ? une des plus vieilles familles de Bourgogne. Un de ses anc?tres ?tait ? la croisade de Philippe Auguste; un autre, secr?taire d’?tat sous Henri II. La d?cadence avait commenc?, d?s le XVIIe si?cle. Au temps de la R?volution, la famille, ruin?e et d?chue, avait fait le plongeon dans la mare populaire. Maintenant, elle revenait ? la surface, par le probe travail, la vigueur physique et morale du facteur Hurteloup, et sa fid?lit? ? sa race. Son meilleur passe-temps ?tait de r?unir des documents historiques et g?n?alogiques, se rapportant aux siens ou ? leur pays d’origine. ? ses heures de cong?, il allait aux Archives copier de vieux papiers. Quand il ne le comprenait pas, il demandait l’explication ? un de ses clients, Chartiste ou Sorbonnard. Son illustre ascendance ne lui tournait pas la t?te; il en parlait, en riant, sans l’ombre de r?crimination contre le mauvais sort. Il avait une ga?t? insouciante et robuste, qui faisait plaisir ? voir. Et Olivier, le regardant, pensait au va-et-vient myst?rieux de la vie des races, qui coule ? pleins bords pendant des si?cles, pendant des si?cles dispara?t sous terre, puis ressurgit apr?s avoir drain? du sol des ?nergies nouvelles. Le peuple lui apparaissait un r?servoir immense o? se perdent les fleuves du pass? et d’o? ressortent les fleuves de l’avenir, qui, sous un autre nom, sont bien souvent les m?mes.

Gu?rin et Hurteloup lui plaisaient; mais ils ne pouvaient lui ?tre une soci?t?; entre eux et lui, peu de conversation possible. Le petit Emmanuel l’occupait davantage; il venait chez lui presque chaque soir. Depuis l’entretien magique, une r?volution s’?tait faite chez l’enfant. Il s’?tait jet? dans la lecture avec une fureur de savoir. Il sortait de ses livres, abruti. Il semblait moins intelligent qu’avant; il parlait ? peine; Olivier n’arrivait plus ? lui arracher que des monosyllabes; aux questions, Emmanuel r?pondait des ?neries. Olivier se d?courageait; il t?chait de n’en rien montrer; mais il croyait qu’il s’?tait tromp? et que le petit ?tait tout ? fait stupide. Il ne voyait pas le travail formidable d’incubation fi?vreuse, qui s’op?rait dans cette ?me. Il ?tait un mauvais p?dagogue, plus capable de jeter au hasard dans les champs les poign?es de bon grain que de sarcler la terre et de creuser les sillons. – La pr?sence de Christophe ajoutait au trouble. Olivier ?prouvait une g?ne ? exhiber son petit prot?g?; il ?tait honteux de la b?tise d’Emmanuel, qui devenait accablante quand Christophe ?tait l?. L’enfant se renfermait alors dans un mutisme farouche. Il ha?ssait Christophe, parce qu’Olivier l’aimait; il ne supportait pas qu’un autre e?t place dans le c?ur de son ma?tre. Ni Christophe ni Olivier ne se doutaient de la fr?n?sie d’amour et de jalousie qui rongeait cet enfant. Cependant, Christophe avait pass? par l?, jadis! Mais il ne se reconnaissait pas en cet ?tre, fabriqu? d’un autre m?tal que le sien. En cet amalgame obscur d’h?r?dit?s malsaines, tout – l’amour et la haine et le g?nie latent – rendait un autre son.

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