Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Christophe sentait tout cela; et pourtant, il n’?tait point tranquille. Lui, qui avait en quelque sorte d?sert? d’Allemagne, qui n’y pouvait rentrer, lui qui ?tait nourri de la pens?e Europ?enne des grands Allemands du XVIIIe si?cle, chers ? son vieil ami Schulz, et qui d?testait l’esprit de l’Allemagne nouvelle, militariste et mercantile, il entendait se lever en lui une bourrasque de passions; et il ne savait pas de quel c?t? elle allait l’entra?ner. Il ne le disait pas ? Olivier; mais il passait ses journ?es dans l’angoisse, ? l’aff?t des nouvelles. Secr?tement, il rassemblait ses affaires, pr?parait sa valise. Il ne raisonnait pas. C’?tait plus fort que lui. Olivier l’observait avec inqui?tude, devinant le combat qui se livrait en son ami; et il n’osait l’interroger. Ils ?prouvaient le besoin de se rapprocher plus encore que d’habitude, ils s’aimaient plus que jamais; mais ils craignaient de se parler; ils tremblaient de d?couvrir entre eux une diff?rence de pens?e, qui les e?t divis?s. Souvent, leurs yeux se rencontraient, avec une expression de tendresse inqui?te, comme s’ils ?taient ? la veille d’une s?paration ?ternelle. Et ils se taisaient, oppress?s.

Cependant, sur le toit de la maison en construction, de l’autre c?t? de la cour, pendant ces tristes jours, sous des rafales de pluie, les ouvriers donnaient les derniers coups de marteau; et l’ami de Christophe, le couvreur bavard, lui criait de loin, en riant:

– V’l? toujours ma maison finie!

*

L’orage passa, par bonheur, aussi vite qu’il ?tait venu. Des notes officieuses de chancellerie annonc?rent, comme le barom?tre, le retour du beau temps. Les chiens hargneux de la presse furent rentr?s au chenil. En quelques heures, les ?mes se d?tendirent. C’?tait un soir d’?t?. Christophe, hors d’haleine, venait de rapporter la bonne nouvelle ? Olivier. Il respirait, heureux. Olivier le regardait, souriant, un peu triste. Et il n’osait pas lui poser la question qu’il avait sur le c?ur. Il dit:

– Eh bien, tu les as vus unis, tous ces gens qui ne pouvaient s’entendre?

– Je les ai vus, dit Christophe, de bonne humeur. Vous ?tes des farceurs! Vous criez les uns contre les autres. Au fond, vous ?tes tous d’accord.

– On dirait, dit Olivier, que tu en es content?

– Pourquoi pas? Parce que cette union se fait ? mes d?pens?… Bah! Je suis assez fort… Et puis, c’est bon, de sentir ce torrent qui nous emporte, ces d?mons r?veill?s dans le c?ur.

– Ils m’?pouvantent, dit Olivier. J’aime mieux la solitude ?ternelle que l’union de mon peuple, ? ce prix.

Ils se turent; et ni l’un ni l’autre n’osait aborder le sujet qui les troublait. Enfin, Olivier fit un effort, et, la gorge serr?e, il dit:

– Dis-moi franchement, Christophe: tu allais partir?

Christophe r?pondit:

– Oui.

Olivier ?tait s?r de la r?ponse. Et pourtant, il en eut un coup au c?ur. Il dit:

– Christophe, tu aurais pu…!

Christophe se passa la main sur le front, et dit:

– Ne parlons plus de cela, je ne veux plus y penser.

Olivier r?p?tait douloureusement:

– Tu te serais battu contre nous?

– Je ne sais pas, je ne me suis pas demand?.

– Mais dans ton c?ur, tu avais pris parti?

Christophe dit:

– Oui.

– Contre moi?

– Jamais contre toi. Tu es mien. O? je suis, tu es avec moi.

– Mais contre mon pays?

– Pour mon pays.

– C’est une chose terrible, dit Olivier. J’aime mon pays, comme toi. J’aime ma ch?re France; mais puis-je tuer mon ?me pour elle? Puis-je pour elle trahir ma conscience? Ce serait la trahir elle-m?me. Comment pourrais-je ha?r, sans haine, ou jouer, sans mensonge, la com?die de la haine? L’?tat moderne a commis un crime odieux, – un crime qui l’?crasera, – le jour o? il a pr?tendu lier ? sa loi d’airain la libre ?glise des esprits, dont l’essence est de comprendre et d’aimer. Que C?sar soit C?sar, mais qu’il ne pr?tende pas ?tre Dieu! Qu’il nous prenne notre argent, nos vies: il n’a pas droit sur nos ?mes; il ne les ensanglantera point. Nous sommes venus en ce monde pour r?pandre la lumi?re, non pour l’?teindre. ? chacun son devoir! Si C?sar veut la guerre, que C?sar ait des arm?es pour la faire, des arm?es comme jadis, dont la guerre ?tait le m?tier! Je ne suis pas assez sot pour perdre mon temps ? g?mir en vain contre la force. Mais je ne suis pas de l’arm?e de la force. Je suis de l’arm?e de l’esprit; avec des milliers de fr?res, j’y repr?sente la France. Que C?sar conqui?re la terre, s’il veut! Nous conqu?rons la v?rit?.

– Pour conqu?rir, dit Christophe, il faut vaincre, il faut vivre. La v?rit? n’est pas un dogme dur, s?cr?t? par le cerveau, comme un stalactite par les parois d’une grotte. La v?rit?, c’est la vie. Ce n’est pas dans votre t?te que vous devez la chercher. C’est dans le c?ur des autres. Unissez-vous ? eux. Pensez tout ce que vous voudrez, mais prenez chaque jour un bain d’humanit?. Il faut vivre de la vie des autres, et subir, et aimer son destin.

– Notre destin est d’?tre ce que nous sommes. Il ne d?pend pas de nous de penser, ou de ne pas penser, m?me s’il y a danger ? le faire. Nous sommes arriv?s ? un degr? de civilisation, d’o? nous ne pouvons plus retourner en arri?re.

– Oui, vous ?tes parvenus ? l’extr?me rebord du plateau, ? cet endroit critique o? un peuple ne peut atteindre, sans ?tre pris du d?sir de se jeter en bas. Religion et instinct se sont affaiblis chez vous. Vous n’?tes plus qu’intelligence. Casse-cou! La mort vient.

– Elle vient pour tous les peuples: c’est une affaire de si?cles.

– Vas-tu faire fi des si?cles? La vie tout enti?re est une affaire de jours. Il faut ?tre de sacr?s diables d’abstracteurs, pour se placer dans l’absolu, au lieu d’?treindre l’instant qui passe.

– Que veux-tu? La flamme br?le la torche. On ne peut pas ?tre et avoir ?t?, mon pauvre Christophe.

– Il faut ?tre.

– C’est une grande chose d’avoir ?t? quelque chose de grand.

– Ce n’est une grande chose qu’? condition qu’il y ait encore, pour l’appr?cier, des hommes qui vivent et qui soient grands.

– N’aimerais-tu pas mieux avoir ?t? les Grecs, qui sont morts, que d’?tre tant de peuples qui v?g?tent aujourd’hui?

– J’aime mieux ?tre Christophe vivant.

Olivier cessa de discuter. Ce n’?tait pas qu’il n’e?t beaucoup ? r?pondre. Mais cela ne l’int?ressait point. Dans toute cette discussion, il ne pensait qu’? Christophe. Il dit, en soupirant:

– Tu m’aimes moins que je ne t’aime.

Christophe lui prit la main avec tendresse:

– Cher Olivier, dit-il, je t’aime plus que ma vie. Mais pardonne, je ne t’aime pas plus que la Vie, que le soleil de nos races. J’ai l’horreur de la nuit, o? votre faux progr?s m’attire. Toutes vos paroles de renoncement recouvrent le m?me ab?me. L’action seule est vivante, m?me quand elle tue. Nous n’avons le choix, en ce monde, qu’entre la flamme qui d?vore et la nuit. Malgr? la douceur m?lancolique des r?ves qui pr?c?dent le cr?puscule, je ne veux pas de cette paix avant-coureur de la mort. Le silence des espaces infinis m’?pouvante. Jetons de nouvelles brass?es de bois sur le feu! Encore! Encore! Et moi avec, s’il le faut… Je ne veux pas que le feu s’?teigne. S’il s’?teint, c’est fait de nous, c’est fait de tout ce qui est.

– Je connais ta voix, dit Olivier; elle vient du fond de la barbarie du pass?.

Il prit sur un rayon un livre de po?tes hindous et il lut la sublime apostrophe du dieu Krichna:

«L?ve-toi, et combats d’un c?ur r?solu. Indiff?rent au plaisir et ? la douleur, au gain et ? la perte, ? la victoire et ? la d?faite, combats de toutes tes forces…

Christophe lui arracha le livre des mains, et lut:

– … Je n’ai rien au monde qui me contraigne ? agir: il n’est rien qui ne soit ? moi; et pourtant je ne d?serte point l’action. Si je n’agissais pas, sans tr?ve ni rel?che, donnant aux hommes l’exemple qu’il leur faut suivre, tous les hommes p?riraient. Si je cessais un seul instant d’agir, je plongerais le monde dans le chaos, et je serais le meurtrier de la vie.»

– La vie, r?p?ta Olivier, qu’est-ce que la vie?

– Une trag?die, fit Christophe. Hourrah!

*

La houle s’effa?ait. Tous se h?taient d’oublier, avec une peur secr?te. Aucun ne semblait plus se souvenir de ce qui s’?tait pass?. On s’apercevait pourtant qu’ils y pensaient encore, ? la joie avec laquelle ils s’?taient repris ? la vie, ? la bonne vie quotidienne, dont on ne sent tout le prix que lorsqu’elle est menac?e. Comme apr?s chaque danger, on faisait les bouch?es doubles.

Christophe s’?tait rejet? dans la cr?ation, avec un entrain d?cupl?. Il y entra?nait avec lui Olivier. Ils s’?taient mis ? composer ensemble, par r?action contre les pens?es sombres, une ?pop?e Rabelaisienne. Elle ?tait empreinte de ce robuste mat?rialisme, qui suit les p?riodes de compression morale. Aux h?ros l?gendaires, – Gargantua, fr?re Jean, Panurge, – Olivier avait ajout?, sous l’inspiration de Christophe, un personnage nouveau, le paysan Patience, na?f, madr?, rus?, ross?, vol?, se laissant faire, – sa femme bais?e, ses champs pill?s, se laissant faire, – jamais lass? de cultiver sa terre, – forc? d’aller en guerre, recevant tous les coups, se laissant faire, – attendant, s’amusant des exploits de ses ma?tres, des coups qu’il endossait, se disant: «Cela ne durera point toujours», pr?voyant la culbute finale, la guettant du coin de l’?il, et d?j? riant d’avance, de sa grande bouche muette. Un beau jour, en effet, Gargantua et fr?re Jean, en croisade, faisaient le plongeon. Patience les regrettait bonnement, se consolait gaiement, sauvait Panurge qui se noyait, et disait: «Je sais bien que tu me joueras encore des tours; mais je ne puis me passer de toi: tu soulages ma rate, tu me fais rire.»

31
{"b":"37173","o":1}