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A
A

– Mon petit, cela t’apprendra ? te m?fier…

De fille oiseuse et languarde,

De Juif patelin papelard,

D’ami fard?,

D’ennemi familier,

Et de vin ?vent?,

Libera nos Domine!

*

L’amiti? ?tait retrouv?e. La menace de la perdre, qui l’avait effleur?e, ne faisait que la rendre plus ch?re. Les l?gers malentendus s’?taient ?vanouis; les diff?rences m?mes entre les deux amis ?taient un attrait de plus. Christophe embrassait dans son ?me l’?me des deux patries, harmonieusement unies. Il se sentait le c?ur riche et plein; cette abondance heureuse se traduisait, comme ? l’ordinaire chez lui, par un ruisseau de musique.

Olivier s’en ?merveillait. Avec son exc?s de critique, il n’?tait pas loin de croire que la musique, qu’il adorait, avait dit son dernier mot. Il ?tait hant? de l’id?e maladive qu’? un certain degr? du progr?s succ?de fatalement la d?cadence; et il tremblait que le bel art, qui lui faisait aimer la vie, ne s’arr?t?t tout d’un coup, tari, bu par le sol. Christophe s’?gayait de ces pens?es pusillanimes. Par esprit de contradiction, il pr?tendait que rien n’avait ?t? fait avant lui, que tout restait ? faire. Olivier lui all?guait l’exemple de la musique fran?aise, qui semble parvenue ? un point de perfection et de civilisation finissante, au del? duquel il n’y a plus rien. Christophe haussait les ?paules:

– La musique fran?aise?… Il n’y en a pas eu encore… Et pourtant, que de belles choses vous avez ? dire, dans le monde! Il faut que vous ne soyez gu?re musiciens, pour ne vous en ?tre pas avis?s. Ah! si j’?tais Fran?ais!…

Et il lui ?num?ra tout ce qu’un Fran?ais pourrait ?crire:

– Vous vous guindez ? des genres qui ne sont pas faits pour vous, et vous ne faites rien de ce qui r?pond ? votre g?nie. Vous ?tes le peuple de l’?l?gance, de la po?sie mondaine, de la beaut? dans les gestes, les pas, les attitudes, la mode, les costumes, et vous n’?crivez plus de ballets, vous qui auriez pu cr?er un art inimitable de la danse po?tique… – Vous ?tes le peuple du rire intelligent, et vous ne faites plus d’op?ras-comiques, ou vous laissez ce genre ? des sous-musiciens. Ah! si j’?tais Fran?ais, j’orchestrerais Rabelais, je ferais des ?pop?es bouffes… – Vous ?tes un peuple de romanciers, et vous ne faites pas de romans en musique: (car je ne compte pas pour tels les feuilletons de Gustave Charpentier). Vous n’utilisez pas vos dons d’analyse des ?mes, votre p?n?tration des caract?res. Ah! si j’?tais Fran?ais, je vous ferais des portraits en musique… (Veux-tu que je te crayonne la petite, assise en bas, dans le jardin, sous les lilas?)… Je vous ?crirais du Stendhal pour quatuor ? cordes… – Vous ?tes la premi?re d?mocratie de l’Europe, et vous n’avez pas de th??tre du peuple, pas de musique du peuple. Ah! si j’?tais Fran?ais, je mettrais en musique votre R?volution: le 14 juillet, le 10 ao?t, Valmy, la F?d?ration, je mettrais le peuple en musique! Non pas dans le genre faux des d?clamations wagn?riennes. Je veux des symphonies, des ch?urs, des danses. Pas de discours! J’en suis las. Silence aux mots! Brosser ? larges traits, en de vastes symphonies avec ch?urs, d’immenses paysages, des ?pop?es Hom?riques et Bibliques, le feu, la terre et l’eau et le ciel lumineux, la fi?vre qui gonfle les c?urs, la pouss?e des instincts, des destins d’une race, le triomphe du Rythme, empereur du monde, qui asservit les millions d’hommes et qui lance leurs arm?es ? la mort… La musique partout, la musique dans tout! Si vous ?tiez musiciens, vous auriez de la musique pour chacune de vos f?tes publiques, pour vos c?r?monies officielles, pour vos corporations ouvri?res, pour vos associations d’?tudiants, pour vos f?tes familiales… Mais, avant tout, avant tout, si vous ?tiez musiciens, vous feriez de la musique pure, de la musique qui ne veut rien dire, de la musique qui n’est bonne ? rien, ? rien qu’? r?chauffer, ? respirer, ? vivre. Faites-moi du soleil! Sat prata … (Comment est-ce que tu dis cela en latin?)… Il a assez plu chez vous. Je m’enrhume dans votre musique. On ne voit pas clair: rallumez vos lanternes… Vous vous plaignez aujourd’hui des porcherie italiennes, qui envahissent vos th??tres, conqui?rent votre public, vous mettent ? la porte de chez vous? C’est votre faute! Le public est fatigu? de votre art cr?pusculaire, de vos neurasth?nies harmoniques, de votre p?dantisme contra-puntique. Il va o? est la vie, grossi?re ou non, – la vie! Pourquoi vous en retirez-vous? Votre Debussy est un grand artiste; mais il vous est malsain. Il est complice de votre torpeur. Vous auriez besoin qu’on vous r?veill?t rudement.

– Tu veux nous administrer du Strauss?

– Pas davantage. Celui-l? ach?verait de vous d?molir. Il faut avoir l’estomac de mes compatriotes pour supporter ces intemp?rances de boisson. Et ils ne les supportent m?me pas… La Salom? de Strauss!… Un chef-d’?uvre… Je ne voudrais pas l’avoir ?crit… Je songe ? mon pauvre vieux grand-p?re et ? mon oncle Gottfried, lorsqu’ils me parlaient, sur quel ton de respect et d’amour attendri, du bel art des sons!… Disposer de ces divines puissances, et en faire un tel usage!… Un m?t?ore incendiaire! Une Ysolde, prostitu?e juive. La luxure douloureuse et bestiale. La fr?n?sie du meurtre, du viol, de l’inceste, du crime, qui gronde au fond de la d?cadence allemande… Et, chez vous, le spasme du suicide voluptueux, qui r?le dans votre d?cadence fran?aise… Ici, la b?te; et l?, la proie. O?, l’homme?… Votre Debussy est le g?nie du bon go?t; Strauss, le g?nie du mauvais. Le premier est bien fade. Le second, bien d?plaisant. L’un est un ?tang d’argent, qui se perd dans les roseaux et qui d?gage un ar?me de fi?vre. L’autre, un torrent bourbeux… ah! le relent de bas italianisme, de n?o-Meyerbeer, les ordures de sentiment, qui roulent sous cette ?cume!… Un chef-d’?uvre odieux! Salom?, fille d’Ysolde… Et de qui Salom? sera-t-elle m?re, ? son tour?

– Oui, dit Olivier, je voudrais ?tre d’un demi-si?cle en avant. Il faudra bien que cette course ? l’ab?me finisse, d’une fa?on ou de l’autre: que le cheval s’arr?te, ou qu’il tombe. Alors, nous respirerons. Dieu merci, la terre ne cessera pas de fleurir, avec ou sans musique. Qu’avons-nous ? faire de cet art inhumain!… L’Occident se br?le… Bient?t… Bient?t… Je vois d’autres lumi?res qui se l?vent, du fond de l’Orient.

– Laisse-moi tranquille avec ton Orient! dit Christophe. L’Occident n’a pas dit son dernier mot. Crois-tu que j’abdique, moi? J’en ai encore pour des si?cles. Vive la vie! Vive la joie! Vive le combat contre notre destin! Vive l’amour, qui gonfle le c?ur! Vive l’amiti?, qui r?chauffe notre foi, – l’amiti?, plus douce que l’amour! Vive le jour! Vive la nuit! Gloire au soleil! Laus Deo , au Dieu du r?ve et de l’action, au Dieu qui cr?a la musique! Hosannah!…

L?-dessus, il se mit ? sa table, et ?crivit tout ce qui lui passait par la t?te, sans plus penser ? ce qu’il venait de dire.

*

Christophe ?tait alors dans un ?quilibre parfait de toutes les forces de son ?tre. Il ne s’embarrassait pas de discussions esth?tiques sur la valeur de telle ou telle forme musicale, ni de recherches raisonn?es pour cr?er du nouveau; il n’avait m?me pas besoin de se mettre en peine pour trouver des sujets ? traduire en musique. Tout lui ?tait bon. Le flot de musique s’?panchait, sans que Christophe s?t quel sentiment il exprimait. Il ?tait heureux, voil? tout, heureux de se r?pandre, heureux de sentir battre en lui le pouls de la vie universelle.

Cette joie et cette pl?nitude se communiquaient ? son entourage.

La maison au jardin ferm? ?tait trop petite pour lui. Il y avait bien l’?chapp?e sur le parc du couvent voisin, avec la solitude de ses grandes all?es et ses arbres centenaires; mais c’?tait trop beau pour durer. On ?tait en train de construire, en face de la fen?tre de Christophe, une maison ? six ?tages, qui supprimait la vue et achevait le blocus autour de lui. Il avait l’agr?ment d’entendre grincer des poulies, gratter des pierres, et clouer des planches, tous les jours, du matin au soir. Il retrouva, parmi les ouvriers, son ami le couvreur, avec qui il avait fait connaissance nagu?re, sur le toit. Ils ?changeaient de loin des signes d’intelligence. M?me, l’ayant rencontr? dans la rue, il le mena chez le marchand de vin, et ils burent ensemble, ? l’?tonnement d’Olivier, un peu scandalis?. Il s’amusait du bagout drolatique de l’homme et de son inalt?rable bonne humeur. Mais il ne l’en maudissait pas moins, lui et sa bande d’industrieux animaux, qui ?levaient un barrage devant sa maison, et lui volaient sa lumi?re. Olivier ne se plaignait pas trop; il s’accommodait d’un horizon mur?: c’?tait comme le po?le de Descartes, d’o? la pens?e comprim?e jaillit vers le ciel libre. Mais Christophe avait besoin d’air. Confin? dans cet ?troit espace, il se d?dommageait, en se m?lant aux ?mes de ceux qui l’entouraient. Il les buvait. Il les mettait en musique. Olivier lui disait qu’il avait l’air d’un amoureux.

– Si je l’?tais, r?pondait Christophe, je ne verrais plus rien, je n’aimerais plus rien, rien ne m’int?resserait, en dehors de mon amour.

– Alors, qu’est-ce que tu as?

– Je suis bien portant, j’ai faim.

– Heureux Christophe! soupirait Olivier, tu devrais bien nous passer un peu de ton app?tit.

La sant? est contagieuse, – comme la maladie. Le premier ? en ?prouver le bienfait fut Olivier. La force ?tait ce qui lui manquait le plus. Il se retirait du monde, parce que les vulgarit?s du monde l’?c?uraient. Avec une vaste intelligence et des dons artistiques peu communs, il ?tait trop d?licat pour faire un grand artiste. Le grand artiste n’est pas un d?go?t?; la premi?re loi pour tout ?tre sain, est de vivre: d’autant plus imp?rieuse, quand il est un g?nie: car il vit davantage. Olivier fuyait la vie; il se laissait flotter dans un monde de fictions po?tiques sans corps, sans chair, sans r?alit?. Il ?tait de cette ?lite, qui, pour trouver la beaut?, a besoin de la chercher dans les temps qui ne sont plus, ou dans ceux qui n’ont jamais ?t?. Comme si la boisson de vie n’?tait pas aussi enivrante, aujourd’hui qu’autrefois! Mais les ?mes fatigu?es r?pugnent au contact direct de la vie; elles ne la peuvent supporter qu’? travers le voile de mirages que tisse l’?loignement du pass? et les paroles mortes de ceux qui furent autrefois des vivants. – L’amiti? de Christophe arrachait Olivier peu ? peu ? ces Limbes de l’art. Le soleil s’infiltrait dans les retraites de son ?me.

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