Ainsi, Christophe convalescent, buvait le lait des deux bonnes nourrices: «Liebe und Not » (Amour et Mis?re).
*
Dans cette d?tente de sa volont?, il sentait le besoin de se rapprocher des autres. Et, bien qu’il f?t tr?s faible encore, et que ce ne f?t gu?re prudent, il sortait de bon matin ? l’heure o? le flot du peuple d?valait des rues populeuses vers le travail lointain, ou le soir, quand il revenait. Il voulait se plonger dans le bain rafra?chissant de la sympathie humaine. Non qu’il parla ? personne. Il ne le cherchait m?me pas. Il lui suffisait de regarder passer les gens, de les deviner, et de les aimer. Il observait, avec une affectueuse piti?, ces travailleurs qui se h?taient, ayant tous, par avance, la lassitude de la journ?e, – ces figures de jeunes hommes, de jeunes filles, au teint ?tiol?, aux expressions aigu?s, aux sourires ?tranges, – ces visages transparents et mobiles, sous lesquels on voyait passer des flots de d?sirs, de soucis, d’ironies changeantes, – ce peuple si intelligent, trop intelligent, un peu morbide des grandes villes. Ils marchaient vite, tous, les hommes lisant les journaux, les femmes grignotant un croissant. Christophe e?t bien donn? un mois de sa vie pour que la blondine ?bouriff?e, aux traits bouffis de sommeil, qui venait de passer pr?s de lui, d’un petit pas de ch?vre, nerveux et sec, p?t dormir encore une heure ou deux de plus. Oh! qu’elle n’e?t pas dit non, si on le lui avait offert! Il e?t voulu enlever de leurs appartements, herm?tiquement clos ? cette heure, toutes les riches oisives, qui jouissaient ennuyeusement de leur bien-?tre, et mettre ? leur place, dans leurs lits, dans leur vie reposante, ces petits corps ardents et las, ces ?mes non blas?es, pas abondantes, mais vives et gourmandes de vivre. Il se sentait plein d’indulgence pour elles, ? pr?sent; et il souriait de ces minois ?veill?s et vann?s o? il y a de la rouerie et de l’ing?nuit?, un d?sir effront? et na?f du plaisir, et, au fond, une brave petite ?me, honn?te et travailleuse. Et il ne se f?chait pas, quand quelques-unes lui riaient au nez, ou se poussaient du coude, en se montrant ce grand gar?on, aux yeux ardents.
Il s’attardait sur les quais, ? r?ver. C’?tait sa promenade de pr?dilection. Elle calmait un peu sa nostalgie du grand fleuve, qui avait berc? son enfance. Ah! ce n’?tait plus sans doute le Vater Rhein ! Rien de sa force toute-puissante. Rien des larges horizons, des vastes plaines, o? l’esprit plane et se perd. Une rivi?re aux yeux gris, ? la robe vert-p?le, aux traits fins et pr?cis, une rivi?re de gr?ce, aux souples mouvements, s’?tirant avec une spirituelle nonchalance dans la parure somptueuse et sobre de sa ville, les bracelets de ses ponts, les colliers de ses monuments, et souriant ? sa joliesse, comme une belle fl?neuse… La d?licieuse lumi?re de Paris! C’?tait la premi?re chose que Christophe avait aim?e dans cette ville; elle le p?n?trait, doucement, doucement; peu ? peu, elle transformait son c?ur, sans qu’il s’en aper??t. Elle ?tait pour lui la plus belle des musiques, la seule musique parisienne. Il passait des heures, le soir, le long des quais, ou dans les jardins de l’ancienne France, ? savourer les harmonies du jour sur les grands arbres baign?s de brume violette, sur les statues et les vases gris, sur la pierre patin?e des monuments royaux, qui avait bu la lumi?re des si?cles, cette atmosph?re subtile, faite de soleil fin et de vapeur laiteuse, o? flotte, dans une poussi?re d’argent, l’esprit riant de la race.
Un soir, il ?tait accoud? pr?s du pont Saint-Michel, et, tout en regardant l’eau, il feuilletait distraitement les livres d’un bouquiniste, ?tal?s sur le parapet. Il ouvrit au hasard un volume d?pareill? de Michelet. Il avait d?j? lu quelques pages de cet historien, qui ne lui avait pas trop plu par sa h?blerie fran?aise, son pouvoir de se griser de mots, et son d?bit tr?pidant. Mais, ce soir-l?, d?s les premi?res lignes, il fut saisi: c’?tait la fin du proc?s de Jeanne d’Arc. Il connaissait par Schiller la Pucelle d’Orl?ans; mais jusqu’ici, elle n’?tait pour lui qu’une h?ro?ne romanesque, ? laquelle un grand po?te avait pr?t? une vie imaginaire. Brusquement, la r?alit? lui apparut, et elle l’?treignit. Il lisait, il lisait, le c?ur broy? par l’horreur tragique du sublime r?cit; et lorsqu’il arriva au moment o? Jeanne apprend qu’elle va mourir le soir et o? elle d?faille d’effroi, ses mains se mirent ? trembler, les larmes le prirent, et il dut s’interrompre. La maladie l’avait affaibli: il ?tait devenu d’une sensibilit? ridicule, qui l’exasp?rait. – Quand il voulut achever sa lecture, il ?tait tard, et le bouquiniste fermait ses caisses. Il r?solut d’acheter le livre; il chercha dans ses poches: il lui restait six sous. Il n’?tait pas rare qu’il f?t aussi d?nu?: il ne s’en inqui?tait pas; il venait d’acheter son d?ner, et il comptait, le lendemain, toucher un peu d’argent chez Hecht, pour une copie de musique. Mais attendre jusqu’au lendemain, c’?tait dur! Pourquoi venait-il justement de d?penser ? son d?ner le peu qui lui restait? Ah! s’il avait pu offrir en paiement au bouquiniste le pain et le saucisson, qu’il avait dans sa poche!
Le lendemain matin, tr?s t?t, il alla chez Hecht, pour chercher l’argent; mais en passant pr?s du pont, qui porte le nom de l’archange des batailles, – «le fr?re du paradis» de Jeanne, – il n’eut pas le courage de ne pas s’arr?ter. Il retrouva le pr?cieux volume dans les caisses du bouquiniste; il le lut en entier, il passa pr?s de deux heures ? le lire; il manqua le rendez-vous chez Hecht; et, pour le rencontrer ensuite, il dut perdre presque toute sa journ?e. Enfin, il r?ussit ? avoir sa nouvelle commande et ? se faire payer. Aussit?t il courut acheter le livre. Il avait peur qu’un autre acheteur ne l’e?t pris. Sans doute, le mal n’e?t pas ?t? grand: il ?tait facile de se procurer d’autres exemplaires; mais Christophe ne savait pas si le livre ?tait rare ou non; et d’ailleurs, c’?tait ce volume-l? qu’il voulait, et non un autre. Ceux qui aiment les livres sont volontiers f?tichistes. Les feuillets, m?me salis et tach?s, d’o? la source des r?ves a jailli, sont pour eux sacr?s.
Christophe relut chez lui, dans le silence de la nuit, l’?vangile de la Passion de Jeanne; et aucun respect humain ne l’obligea plus ? contenir son ?motion. Une tendresse, une piti?, une douleur infinie, le remplissaient pour la pauvre petite bergeronnette, dans ses gros habits rouges de paysanne, grande, timide, la voix douce, r?vant au haut des cloches, – (elle les aimait comme lui) – avec son beau sourire, plein de finesse et de bont?, ses larmes toujours pr?tes ? couler, – larmes d’amour, larmes de piti?, larmes de faiblesse: car elle ?tait ? la fois si virile et si femme, la pure et vaillante fille, qui domptait les volont?s sauvages d’une arm?e de bandits, et, tranquillement, avec son bon sens intr?pide, sa subtilit? de femme, et son doux ent?tement, d?jouait pendant des mois, seule et trahie par tous, les menaces et les ruses hypocrites d’une meute de gens d’?glise et de loi, – loups et renards, aux yeux sanglants, – faisant cercle autour d’elle.
Ce qui p?n?trait le plus Christophe, c’?tait sa bont?, sa tendresse de c?ur, – pleurant apr?s les victoires, pleurant sur les ennemis morts, sur ceux qui l’avaient insult?e, les consolant quand ils ?taient bless?s, les aidant ? mourir, sans amertume contre ceux qui la livr?rent, et, sur le b?cher m?me, quand les flammes s’?levaient, ne pensant pas ? elle, s’inqui?tant du moine qui l’exhortait, et le for?ant ? partir. Elle ?tait «douce dans la plus ?pre lutte, bonne parmi les mauvais, pacifique dans la guerre m?me. La guerre, ce triomphe du diable, elle y porta l’esprit de Dieu».
Et Christophe, faisant un retour sur lui-m?me, pensait:
– Je n’y ai pas assez port? l’esprit de Dieu.
Il relisait les belles paroles de l’?vang?liste de Jeanne:
«?tre bon, rester bon, entre les injustices des hommes et les s?v?rit?s du sort… Garder la douceur et la bienveillance parmi tant d’aigres disputes, traverser l’exp?rience sans lui permettre de toucher ? ce tr?sor int?rieur…»
Et il se r?p?tait:
– J’ai p?ch?. Je n’ai pas ?t? bon. J’ai manqu? de bienveillance. J’ai ?t? trop s?v?re. – Pardon. Ne croyez pas que je sois votre ennemi, vous que je combats! Je voudrais vous faire du bien, ? vous aussi… Mais il faut pourtant vous emp?cher de faire le mal…
Et comme il n’?tait pas un saint, il lui suffisait de penser que sa haine se r?veill?t. Ce qu’il leur pardonnait le moins, c’?tait qu’? les voir, ? voir la France ? travers eux, il ?tait impossible d’imaginer qu’une telle fleur de puret? et de po?sie h?ro?que e?t pu jamais pousser de ce sol. Et pourtant, cela ?tait. Qui pouvait dire qu’elle n’en sortirait pas encore une seconde fois?
La France d’aujourd’hui ne pouvait ?tre pire que celle de Charles VII, la nation prostitu?e d’o? sortit la Pucelle. Le temple ?tait vide ? pr?sent, souill?, ? demi ruin?. N’importe! Dieu y avait parl?.
Christophe cherchait un Fran?ais ? aimer, pour l’amour de la France.
*
C’?tait vers la fin de mars. Depuis des mois, Christophe n’avait caus? avec personne, ni re?u aucune lettre, sauf de loin en loin quelques mots de la vieille maman, qui ne savait point qu’il ?tait malade, qui ne lui disait point qu’elle ?tait malade. Toutes ses relations avec le monde se r?duisaient ? ses courses au magasin de musique, pour prendre ou rapporter du travail. Il y allait ? des heures o? il savait que Hecht n’y ?tait pas, – afin d’?viter de causer avec lui. Pr?caution superflue; car la seule fois qu’il avait rencontr? Hecht, celui-ci lui avait ? peine adress? quelques mots indiff?rents au sujet de sa sant?.
Il ?tait donc bloqu? dans une prison de silence, quand, un matin, lui arriva une invitation de Mme Roussin ? une soir?e musicale: un quatuor fameux devait s’y faire entendre. La lettre ?tait fort aimable, et Roussin y avait ajout? quelques lignes cordiales. Il n’?tait pas tr?s fier de sa brouille avec Christophe. Il l’?tait d’autant moins que, depuis, il s’?tait brouill? avec sa chanteuse et la jugeait sans m?nagements. C’?tait un bon gar?on; il n’en voulait jamais ? ceux ? qui il avait fait tort. Il lui e?t paru ridicule que ses victimes eussent plus de susceptibilit? que lui. Aussi, quand il avait plaisir ? les revoir, n’h?sitait-il pas ? leur tendre la main.