Et sur l’oc?an de t?n?bres br?lantes o? son ?tre roulait, s’ouvrait soudain une accalmie, des ?claircies de lumi?re, un murmure apais? des violons et des violes, de calmes sonneries de gloire des trompettes et des cors, tandis que, presque immobile, tel un grand mur, s’?levait de l’?me malade un chant in?branlable, comme un choral de J.-S. Bach.
*
Tandis qu’il se d?battait contre les fant?mes de la fi?vre et contre l’?touffement qui gagnait sa poitrine, il eut vaguement conscience qu’on ouvrait la porte de sa chambre, et qu’une femme entrait, une bougie ? la main. Il crut que c’?tait encore une hallucination. Il voulut parler. Mais il ne put, et retomba. Quand, de loin en loin, une vague de conscience le ramenait ? la surface, il sentait qu’on avait soulev? son oreiller, qu’on lui avait mis une couverture sur les pieds, qu’il avait sur le dos quelque chose qui le br?lait; ou il voyait, assise au pied du lit, cette femme, dont la figure ne lui ?tait pas tout ? fait inconnue. Puis il vint une autre figure, un m?decin qui l’ausculta. Christophe n’entendait pas ce qu’on disait; mais il devina qu’on parlait de le porter ? l’h?pital. Il essaya de protester, de crier qu’il ne voulait pas, qu’il voulait mourir ici, seul; mais il ne sortait de sa bouche que des sons incompr?hensibles. La femme le comprit pourtant: car elle prit sa d?fense, et elle le calma. Il s’?puisait ? savoir qui elle ?tait. Aussit?t qu’il put formuler une phrase suivie, au prix d’efforts inou?s, il le lui demanda. Elle lui r?pondit qu’elle ?tait sa voisine de mansarde, qu’elle l’avait entendu g?mir de l’autre c?t? du mur, et qu’elle s’?tait permis d’entrer, pensant qu’il avait besoin d’aide. Elle le pria respectueusement de ne pas se fatiguer ? parler. Il lui ob?it. Au reste, il ?tait bris? par l’effort qu’il avait fait; il se tint donc immobile, et se tut, mais son cerveau continuait de travailler, rassemblant p?niblement ses souvenirs ?pars. O? donc l’avait-il vue? Il finit par se rappeler: oui, il l’avait rencontr?e dans le couloir des mansardes; elle ?tait domestique, elle se nommait Sidonie.
Les yeux ? demi clos, il la regardait, sans qu’elle le v?t. Elle ?tait petite, la figure s?rieuse, le front bomb?, les cheveux relev?s, le haut des joues et les tempes d?couverts, p?les et de forte ossature, le nez court, les yeux bleu-clair, au regard doux et obstin?, les l?vres grosses et serr?es, le teint an?mi?, l’air humble, concentr?, un peu raidi. Elle s’occupait de Christophe, avec un d?vouement actif et silencieux, sans familiarit?, sans se d?partir jamais de la r?serve d’une domestique qui n’oublie pas la diff?rence de classes.
Peu ? peu cependant, lorsqu’il alla mieux et qu’il put causer avec elle, la bonhomie affectueuse de Christophe amena Sidonie ? lui parler un peu plus librement; mais elle se surveillait toujours; il y avait certaines choses (on le voyait), qu’elle ne disait pas. Elle avait un m?lange d’humilit? et de fiert?. Christophe apprit qu’elle ?tait bretonne. Elle avait laiss? au pays son p?re, dont elle parlait avec beaucoup de discr?tion; mais Christophe n’eut pas de peine ? deviner qu’il ne faisait rien que boire, se donner du bon temps, et exploiter sa fille; elle se laissait exploiter, sans rien dire, par orgueil; et elle ne manquait jamais de lui envoyer une partie de l’argent de son mois; mais elle n’?tait pas dupe. Elle avait aussi une s?ur plus jeune, qui se pr?parait ? un examen d’institutrice, et dont elle ?tait tr?s fi?re. Elle payait presque tous les frais de son ?ducation. Elle s’acharnait au travail, d’une fa?on ent?t?e.
– «Est-ce qu’elle avait une bonne place?» lui demandait Christophe.
– «Oui, mais elle pensait ? la quitter.»
– «Pourquoi? Est-ce qu’elle avait ? se plaindre de ses ma?tres!»
– «Oh! non. Ils ?taient tr?s bons pour elle.
– «Est-ce qu’elle ne gagnait pas assez?»
– «Si…»
Il ne comprenait pas bien; il essayait de comprendre, il l’encourageait ? parler. Mais elle n’avait rien ? lui raconter que sa vie monotone, la peine qu’on avait ? gagner sa vie, elle n’y insistait point: le travail ne l’effrayait pas, il lui ?tait un besoin, presque un plaisir. Elle ne parlait pas de ce qui lui ?tait le plus pesant: l’ennui. Il le devinait. Peu ? peu, il lisait en elle, avec l’intuition d’une grande sympathie, que la maladie avait aiguis?e, et que rendait plus p?n?trante le souvenir des ?preuves support?es dans une vie analogue par la ch?re maman. Il voyait, comme s’il l’avait v?cue, cette existence morne, malsaine, contre nature, – l’existence ordinaire, que la soci?t? bourgeoise impose aux domestiques: – des ma?tres pas m?chants, mais indiff?rents, qui la laissaient parfois plusieurs jours, sans lui dire un mot, sauf pour le service. Des heures, des heures, dans l’?touffante cuisine, dont la lucarne, encombr?e par un garde-manger, donnait sur un mur blanc sale. Toutes ses joies, quand on lui disait n?gligemment que la sauce ?tait bonne, ou le r?ti bien cuit. Une vie mur?e, sans air, sans avenir, sans une lueur de d?sir et d’espoir, sans int?r?t ? rien. – Le plus mauvais moment pour elle ?tait quand ses ma?tres s’en allaient ? la campagne. Ils ne l’emmenaient pas avec eux, par ?conomie; ils lui payaient son mois, mais ne lui payaient pas son voyage pour retourner au pays; ils la laissaient libre d’y aller ? ses frais. Elle ne voulait pas, elle ne pouvait pas le faire. Alors, elle restait seule dans la maison ? peu pr?s abandonn?e. Elle n’avait pas envie de sortir, elle ne causait m?me pas avec les autres domestiques, qu’elle m?prisait un peu ? cause de leur grossi?ret? et de leur immoralit?. Elle n’allait pas s’amuser: elle ?tait s?rieuse de nature, ?conome, et elle avait la crainte des mauvaises rencontres. Elle restait assise, dans sa cuisine, ou dans sa chambre, d’o? par-dessus les chemin?es elle apercevait le sommet d’un arbre, dans un jardin d’h?pital. Elle ne lisait pas, elle essayait de travailler, elle s’engourdissait, elle s’ennuyait, elle pleurait d’ennui; elle avait un pouvoir singulier de pleurer ind?finiment: c’?tait son plaisir. Mais quand elle s’ennuyait trop, elle ne pouvait m?me plus pleurer, elle ?tait comme gel?e, le c?ur mort. Puis, elle se secouait; ou la vie revenait d’elle-m?me. Elle pensait ? sa s?ur, elle ?coutait un orgue de barbarie dans le lointain, elle r?vassait, elle comptait longuement combien il lui faudrait de jours pour avoir fini tel travail, pour avoir gagn? telle somme; elle se trompait dans ses comptes; elle recommen?ait ? compter; elle dormait. Les jours passaient…
Avec ces acc?s de d?pression alt?raient des r?veils de gaiet? enfantine et gouailleuse. Elle se gaussait des autres et d’elle-m?me. Elle n’?tait pas sans voir et sans juger ses ma?tres, les soucis que se cr?ait leur d?s?uvrement, les vapeurs de Madame et ses m?lancolies, les soi-disant occupations de cette soi-disant ?lite, l’int?r?t qu’ils prenaient ? un tableau, ? un morceau de musique, ? un livre de vers. Avec son bon sens un peu gros, ?galement ?loign? du snobisme des domestiques tr?s parisiens et de la b?tise ?paisse des domestiques provinciaux, qui n’admirent que ce qu’il ne comprennent pas, elle avait un m?pris respectueux pour ces pianotages, ces bavardages, toutes ces choses intellectuelles, parfaitement inutiles, et ennuyeuses par surcro?t, qui prennent une si grande place dans ces existences mensong?res. Elle ne pouvait s’emp?cher de comparer silencieusement la vie r?elle, avec laquelle elle ?tait aux prises, aux plaisirs et aux peines imaginaires de cette vie de luxe, o? tout semble fabriqu? par l’ennui. Au reste, elle n’en ?tait pas r?volt?e. C’?tait ainsi: c’?tait ainsi. Elle admettait tout, les m?chantes gens et les sots. Elle disait:
– Faut de tout, pour faire un monde.
Christophe s’imaginait qu’elle ?tait soutenue par sa foi religieuse; mais un jour, elle dit, ? propos des autres, plus riches et plus heureux.
– Au bout du compte, on sera tous pareils, plus tard.
– Quand donc? demanda-t-il. Apr?s la r?volution sociale?
– La r?volution? dit-elle. Oh! bien, il passera de l’eau sous le pont, avant. Je ne crois pas ? ces b?tises. Tout sera toujours de m?me.
– Alors, quand est-ce qu’on sera pareils?
– Apr?s la mort, bien s?r! Il ne reste rien de personne.
Il fut bien ?tonn? de ce mat?rialisme tranquille. Il n’osa pas lui dire:
– Est-ce que ce n’est pas affreux, en ce cas, si l’on n’a qu’une vie, qu’elle soit comme la v?tre, tandis qu’il y a d’autres gens qui sont heureux?
Mais elle sembla avoir devin? ce qu’il pensait: elle continua, avec un flegme r?sign? et un peu ironique:
– Il faut bien se faire une raison. Tout le monde ne peut pas tirer le gros lot. On est mal tomb?: tant pis!
Elle ne songeait m?me pas chercher hors de France (comme on le lui avait offert en Am?rique) une place qui lui rapport?t davantage. L’id?e de quitter le pays ne pouvait entrer dans sa t?te. Elle disait:
– C’est partout que les pierres sont dures.
Il y avait en elle un fond de fatalisme sceptique et railleur. Elle ?tait bien de cette race, qui a peu ou point de foi, peu de raisons intellectuelles de vivre, et pourtant une tenace vitalit?, – de ce peuple des campagnes fran?aises, laborieux et apathique, frondeur et soumis, qui n’aime pas beaucoup la vie, mais qui y tient, et qui n’a pas besoin d’encouragements factices pour garder son courage.
Christophe, qui ne le connaissait pas encore, s’?tonnait de trouver chez cette simple fille un d?sint?ressement de toute foi; il admirait son attachement ? la vie, sans plaisir et sans but, et, plus que tout, son robuste sens moral, qui ne s’appuyait sur rien. Il n’avait vu jusque-l? les gens du peuple fran?ais qu’? travers les romans naturalistes et les th?ories des petits hommes de lettres contemporains, qui, au rebours de ceux du si?cle des bergeries et de la R?volution, aimaient ? se repr?senter l’homme de la nature comme un animal vicieux, afin de l?gitimer leurs propres vices… Il d?couvrait avec surprise l’intransigeante honn?tet? de Sidonie. Ce n’?tait pas une affaire de morale; c’?tait une affaire d’instinct et de fiert?. Elle avait son orgueil aristocratique. Car c’est une sottise de croire que qui dit: peuple, dit: populaire. Le peuple a ses aristocrates, de m?me que la bourgeoisie a ses ?mes de la pl?be. Des aristocrates, c’est-?-dire, des ?tres qui ont des instincts, un sang peut-?tre, plus purs que les autres, et qui le savent, qui ont la conscience de ce qu’ils sont, et la fiert? de ne pas d?choir. Ils sont minorit?; mais, m?me tenus ? l’?cart, on sait bien qu’ils sont les premiers; et leur seule pr?sence est un frein pour les autres. Les autres sont contraints de se modeler sur eux, ou de faire semblant. Chaque province, chaque village, chaque groupement d’hommes est, dans une certaine mesure, ce que sont ses aristocrates; et, suivant ce qu’ils sont, l’opinion est, ici, extr?mement s?v?re; et l?, elle est rel?ch?e. Le d?bordement anarchique des majorit?s, ? l’heure actuelle, ne changera rien ? cette autorit? immanente des minorit?s muettes. Plus dangereux pour elles est leur d?racinement du sol natal, et leur ?parpillement au loin, dans les grandes villes. Mais m?me ainsi, perdues dans des milieux ?trangers, isol?es les unes des autres, les individualit?s de bonne race persistent, sans se m?ler ? ce qui les entoure. – De tout ce que Christophe avait vu ? Paris, Sidonie ne connaissait quasi rien, et ne cherchait ? rien conna?tre. La litt?rature sentimentale et malpropre des journaux ne l’atteignait pas plus que les nouvelles politiques. Elle ne savait m?me pas qu’il y e?t des Universit?s Populaires; et, si elle l’avait su, il est probable qu’elle ne s’en serait pas plus souci?e que d’aller au sermon. Elle faisait son m?tier, et pensait ses pens?es; elle ne s’inqui?tait pas de penser celles des autres. Christophe lui en fit ses compliments.