— Et pourtant, soupirait-elle, je ne l’ai pas aimé comme je t’aime.
Elle comprenait son aberration. Quel repentir de n’avoir pas conservé la chasteté de son corps au seul être qui en fût digne ! Un entraînement, un coup de folie, et c’en était fini de son bonheur ! Elle s’abandonna à des désespoirs d’une exécution parfaite.
Les promenades continuaient. Ils explorèrent la Seine, en aval et en amont, débarquèrent dans toutes ses îles, découvrirent des coins exquis, des coins de forêt vierge, où nul n’avait posé le pied.
Parmi les roseaux, sur les talus des berges, sous les saules grimaçants, ou bien au tond des bois proches qui surplombent le fleuve, partout ils unirent leurs bouches. Très sensuel, d’esprit borné, Gaston jouissait de sa maîtresse en amateur expérimenté, épris de sa chair, dédaigneux de son âme mystérieuse. Souvent il détachait le canot et lui, les rames molles, elle étendue, les yeux au ciel, ils s’en allaient à la dérive.
Ils édifièrent des projets. Leurs destinées n’était-elles pas indissolublement liées ? Gaston achèterait, près du fleuve autant que possible, une propriété d’où son yacht ou ses chevaux l’amèneraient à Rouen. Les environs de Croisset seraient plus commodes. En automne Lucie prolongerait son séjour chez les Bouju-Gavart. Des nuits elle le rejoindrait à bord. Sous la clarté de la lune ils s’adoreraient.
Tout de suite, cette propriété, ils la cherchèrent. Ils virent de jolis nids de verdure, avec des corbeilles multicolores, des guirlandes de clématite, des enchevêtrements de glycine et de chèvrefeuille. Ils virent des châteaux, avec de grands parcs, des pelouses onduleuses, de larges allées sablées et de petites allées fuyantes sous des arbres séculaires. La gentillesse des premiers plut à Lucie, mais la splendeur des seconds l’enthousiasma. Que décider ? Elle eut des insomnies où la tortura cette hésitation.
Sa vie désormais lui semblait fixée, à l’abri de toute vicissitude. Nul désastre ne l’atteindrait. Une pareille affection constituait une base suffisante à un bonheur solide. Elle vieillirait entre son mari et son amant, gardant son estime à l’un, son amour à l’autre. De quel œil paisible elle envisageait enfin l’avenir !
Sa confiance était telle qu’elle ne conçut aucune crainte quand M. de Sernaves lui annonça une absence momentanée. Des affaires l’appelaient à Paris. En réalité, sauf les heures où elle venait, il s’ennuyait mortellement. Les soirées étaient fastidieuses. Elle répondit :
— Va, mon cher Gaston, tu me retrouveras comme tu m’as quittée.
Elle était aussi sûre de lui que d’elle-même.
Le matin du départ, le prétexte d’un bain lui permit de sortir de bonne heure. Elle courut embrasser M. de Sernaves une dernière fois. Il lui glissa une lettre :
— Tu la liras plus tard, ce sont mes recommandations.
Et il l’étreignit tendrement.
Le yacht s’éloigna avec une allure lente. Longtemps Lucie marcha parallèlement à lui. Debout, la tête nue, les doigts aux lèvres. Gaston la regardait s’avancer de son pas bien rhythmé. Elle, du manche de son ombrelle, lui envoyait des baisers innombrables. Ils se perdirent de vue.
Alors elle ouvrit la lettre. Elle contenait quelques lignes de rupture à peine motivées. Il l’aimait trop, et d’une façon trop exclusive, pour accepter ces rendez-vous furtifs et ces cachotteries humiliantes. Il eût voulu braver l’opinion et s’agenouiller devant elle à la face du monde. Pouvait-il exiger un tel sacrifice, séparer une mère de son enfant ? Non, il préférait piétiner son cœur…
Sans souci des gens qui l’entouraient, elle se précipita vers le Pont-de-Pierre et s’affala contre le parapet. Mais une courbe de la Seine lui cachait la Nevada. Un peu de fumée seulement voltigeait au bout de l’île Lacroix. Elle gémit d’un ton convaincu : « C’est horrible, horrible !… », et aussitôt chercha aux alentours un endroit favorable où exhaler ses sanglots et se tordre les mains. La masse noire du Cours-la-Reine la réclama.
Une avenue grandiose, plantée d’une quadruple rangée d’arbres, conduit de la ville, entre le fleuve et une voie ferrée, jusqu’à d’immenses plaines où paissent des troupeaux. La solitude y est absolue. Çà et là des bancs sont disposés. C’est sur l’un d’eux que Lucie essaya de souffrir.
Ses pleurs ruisselaient. Sa poitrine haletait. Elle s’égratigna d’un coup d’ongle. Le sang parut. Elle le suça. Une certaine vanité l’envahit à se sentir si malheureuse. Il fallait une passion bien implacable pour provoquer une telle détresse ! Elle savait donc enfin les irrémédiables catastrophes, les blessures et les déchirements, les séparations éternelles. C’était cela la peine des peines, la suprême torture. Une ère sombre s’ouvrait que seule peut-être clorait la mort !
Son supplice commençait. Elle l’analysa et fut tout étonnée, presque contrariée de ne rien surprendre d’anormal en elle. Elle s’attendait à quelque phénomène bizarre, à une représentation pour ainsi dire visible de son mal. Elle constata néanmoins un grand vide. Quel abîme ! pensa-t-elle. Comment le remplir ?
Elle relut le billet. Ses lèvres épelèrent des phrases : «… la jalousie me brûle… m’imaginer que d’autres bras t’enlacent… je rêve une vie commune, toute d’intimité… » Soudain elle tressaillit. Une idée la heurtait. Cette lettre n’était-elle pas une prière, un appel suppliant et voilé à son cœur fidèle ? Il n’avait pas osé lui proposer la fuite, mais il la désirait…
Elle comprit. Son devoir lui dictait d’obéir, même au prix de l’honneur. Elle ne transigerait pas avec un tel devoir. Et elle songea à la joie de l’amant quand surgirait la maîtresse tant convoitée ?
La difficulté de le rejoindre l’embarrassa peu. Le chemin de fer la mènerait à quelque station riveraine, Pont-de-l’Arche, Vernon, Mantes, où passerait inévitablement la Nevada.
Elle partit, franchit l’octroi, gagna la gare de Saint-Sever, s’y munit d’un indicateur et le feuilleta en marchant. Un train venait d’arriver. Par la rue de Seine des voyageurs débouchèrent. Cent pas après, Lucie s’aperçut que l’un d’eux la suivait.
Cette distraction, celle peut-être qui agissait sur elle avec le plus d’efficacité, se produisait au bon moment. Rien ne la ravissait comme ces courses à travers la ville, ces sortes de chasses palpitantes, de rue en rue, d’église en magasin, cette lutte insidieuse entre deux êtres qui ne savent rien l’un de l’autre, cet hommage brutal d’un individu qui vous demande le secret de votre chair.
Elle se lança vers les places de la Basse et de la Haute-vieille-Tour, puis choisit les artères principales, les rues de la République, de l’Hôpital, de la Grosse-Horloge, toujours flanquée de son inconnu.
Enfin, rue Racine, comme il se lamentait derrière elle, d’un ton comique, sur la durée excessive de ces pérégrinations, elle pouffa de rire :
— De quoi vous plaignez-vous ? Je n’ai pas imploré votre escorte.
— Est-ce très loin ?
— Non, dit-elle, moqueuse, là en face, aux bains, je vous repêcherai à la porte.
Puis, réfléchissant qu’elle ne l’avait pas encore vu, elle tourna la tête. Il était fort bien, âgé d’une quarantaine d’années, possesseur d’une barbe majestueuse aux reflets roux, coiffé d’un chapeau de feutre fendu au milieu, l’air d’un artiste. Elle fut séduite. L’envie d’exercer une revanche contre M. de Sernaves la hanta. Et se rappelant un détail qu’elle avait noté dans l’établissement, elle dit :
— Allez où je vais et commandez un bain sulfureux.
Il se conforma à cet ordre, vida sa baignoire, s’assit, et parcourut un journal. Tout à coup il s’avisa qu’on ébranlait un petit guichet, situé au-dessus des deux robinets. Il tira le verrou. Le battant s’ouvrit. Il se précipita : Lucie sortait de l’eau. Les gestes tranquilles, le visage calme, elle sécha lentement son corps avec des serviettes tièdes et douces. Puis, silencieuse, elle ferma le guichet.
Dehors, l’homme l’attendait. Il l’accompagna en se tenant à quelque distance et, d’une voix saccadée, il articulait :