Литмир - Электронная Библиотека
A
A

On finit par remarquer son costume. Son isolement fit naître la curiosité. On s’interrogea. Personne ne la connaissait. Des groupes commencèrent à l’entourer, d’où on l’apostrophait en termes équivoques. Elle s’adossa contre un mur, les mains ballantes. Elle cherchait à répondre et ne savait que dire. Quelqu’un voulut soulever son loup.

L’irruption de Verdol la délivra.

— À bas les pattes, Messieurs, vous ne voyez donc pas que cette Merveilleuse est une femme du monde, je la prends sous ma protection.

On éclata de rire. Mais elle, flattée, s’imaginant qu’il avait deviné son incognito, lui pressa la main en murmurant :

— Je vous remercie.

Ils se postèrent en un coin de la salle, entre deux massifs d’arbustes. Verdol, jouant respectueusement son rôle de guide, la renseigna sur les masques qui défilaient.

— Ça, c’est Chaussette, cette boulotte que tu vois, là-bas, en chatte blanche ; elle change d’amants comme un homme de chaussettes. On ne lui a jamais connu d’entreteneur attitré. C’est un fiacre qu’on loue à la journée.

« Voici Joséphine Gallet, en Diane. Assez risqué le décolletage. D’ailleurs, qu’importe, elle eût pu se promener toute nue ici, sans que le spectacle fût nouveau pour aucun des spectateurs.

« La Sapho, c’est Jeanne, pas belle, mais agréable. Bonne mère de famille. Le Monsieur qui l’escorte, ce grand maigre à l’aspect de cadavre, lui verse mille francs par mois (chiffre énorme à Rouen) pour laisser croire qu’il est encore capable d’aimer.

« Tu remarqueras, ô femme du monde, combien tes congénères du demi, ici, sont vilaines et disgracieuses. Ainsi contemple ces deux sœurs, Alice la boutonneuse et Cécile la joufflue, sont-elles assez laides ? Et Julia Coton, ainsi nommée parce qu’elle essaie de combler les vides de sa nature ? Et Sarah Belli, la danseuse des Arts, qui n’a de bien que ses jambes, et tout le reste abominable ? »

Cette revue divertissait Lucie. Elle goûtait une jouissance bizarre à se sentir dans ce milieu vicieux, parmi ces femmes, vendeuses de leur corps. Elle souhaitait de causer avec elles, de s’informer de leurs amours, de leurs pensées, des occupations particulières qu’elles se créaient. Elles devaient employer des odeurs spéciales, des pâtes et des savons inusités. Que mangeaient-elles ? Et à quelle heure ? Évidemment l’avenir les rendait soucieuses…

Verdol continuait :

— Ah ! voici l’épouvantail de Rouen, le frère de la belle Henriette, Marcel Lebon, anarchie et spécialité de femmes mariées. Grande dame, boutiquière ou cocotte, il les trouve toutes jolies, si elles sont pourvues d’un époux. Nul doute que sa compagne, cette grande magicienne voilée, ne soit dans ce cas.

— Si j’allais les intriguer ? fit Lucie.

— Va, femme du monde, je te surveille.

Elle marcha vers eux et dit :

— Marcel, moi aussi, je suis mariée.

Il répondit sentencieusement :

— Le mari est la beauté de la femme.

Et il demanda :

— As-tu trompé le tien ?

— Non, pas encore.

— Que ceci, donc, prononça-t-il, te serve de début.

Il lui prit la taille, de ses lèvres écarta la dentelle de son masque et lui baisa la bouche.

— Tu es marquée du sceau des élues, je te bénis.

Elle s’éloigna. Mais déjà la foule s’inquiétait d’elle et observait ses gestes. Des hommes la suivirent, notamment Paul Bouju-Gavart qui remorquait une mendiante en haillons. Il semblait un peu gris. Il lui lança d’une voix pâteuse :

— Eh ! la femme du monde, t’as donc une tache de vin sur la joue ?

Elle s’approcha de lui :

— Souviens-toi de Mme Ferville.

Il eut un sursaut. Son ivresse se dissipait, et il balbutia :

— Toi, ici ? Eh bien, et Robert ?

Elle l’interrompit :

— Tais-toi donc, tu vas me compromettre. Si j’ai besoin de ton secours, je t’appellerai. Une gaîté secouait les nerfs de Lucie. L’atmosphère chaude l’étourdissait. Verdol l’ayant menée au buffet, elle vida deux flûtes de Champagne. Ses idées devinrent moins précises. Elle eut l’imprudence de raconter à son cavalier, au sujet de leurs relations mutuelles à Rouen, certains détails qui le convainquirent de sa situation sociale. Il s’en ouvrit à ses amis.

Dès lors elle fut l’objectif de la salle entière. On organisa des danses autour d’elle et l’on vociférait :

— Ohé ! la femme du monde !

Elle parvint à se dégager, vagabonda dans les couloirs, soutint plusieurs luttes, subit au passage les baisers d’inconnus qui se ruaient sur elle, et finalement se retrouva, avec une trentaine de convives, devant une table, chargée de viandes froides. C’était le souper des Nocturnes.

Tout de suite Verdol se leva :

— Messieurs, c’est la première fois qu’une femme du monde nous honore de sa présence. Je propose qu’on la nomme présidente de notre cercle.

Une salve d’applaudissements accueillit ces paroles. Le repas ne fut qu’une longue ovation. On l’acclamait quand elle buvait, quand elle causait, quand elle gesticulait. Excitée, elle but, bavarda et se remua beaucoup. Au café, on la gratifia d’un triple ban.

Il lui fallut, pour retourner au bal, accepter l’offre d’un Monsieur qui lui tendait le bras. Ses jambes fléchissaient. Elle voulut s’en aller, mais une rangée de masques lui barra le chemin du vestiaire.

Se résignant, elle avisa Chaussette qui avait retiré sa fourrure de chatte et se promenait en maillot et en jersey roses.

— Dis donc, Chaussette, combien d’hommes as-tu eus jusqu’ici ?

— Pas tant qu’t’en auras, fit l’autre.

Lucie s’appuya sur son épaule. Elles marchèrent ensemble. Son vœu s’était réalisé, elle conversait avec une de ces femmes. Elle s’efforça de se rappeler les questions qu’elle désirait leur poser. Son cerveau alourdi s’y refusa. Toute sa pensée, tous ses sens, convergeaient au même but, garder son équilibre. Elle fixait un point à quelques mètres et s’avançait vers lui, d’un pas saccadé.

Soudain une demi-douzaine d’habits noirs l’enlevèrent et la portèrent dans une avant-scène. Elle riait aux larmes, croyant à une plaisanterie. Une révolte cependant la raidit, lorsque des mains fureteuses touchèrent à son domino. Elle eut conscience du danger qu’elle courait, et colla ses poings crispés contre son loup de velours.

En une seconde, sa ceinture fut brisée, sa tunique déchirée, des lèvres et des doigts violèrent la chair de sa gorge et de ses jambes. Elle se mit à crier désespérément. Elle se débattait à coups de pied, se tordait, mordait. On lui fit un bâillon de son mouchoir et on lui maintint les poignets et les chevilles. Alors, impuissante, elle pleura de rage.

Une seconde fois, Verdol la sauva. Il avait grimpé, en s’aidant des moulures du balcon. Deux de ses amis le suivaient. Il s’écria :

— Allons, Messieurs, un peu de respect pour la présidente du Nocturne !

Lucie gisait à terre, les vêtements en désordre. Il prit un burnous d’arabe dont il la couvrit. Elle se releva et sortit toute tremblante, accablée de honte.

Paul la croisa. Elle lui dit :

— Viens, j’en ai assez.

Ils disparurent. Il pleuvait. Un fiacre les conduisit place Cauchoise. Ils descendirent le boulevard.

— Ton mari n’est donc pas là ? demanda Paul.

Le grand air n’avait pas suffi à les remettre d’aplomb. Ils titubaient, décrivant des zigzags d’arbre en arbre. Lucie rassembla ses idées et répondit :

— Non, il est absent, j’ai la clef des anciens magasins de la rue Stanislas. Surtout ne m’abandonne pas, je n’y vois pas clair.

Guère mieux qu’elle, d’ailleurs, il ne se dirigeait dans l’obscurité. Ils pataugèrent au milieu des flaques de boue, escaladèrent un tas de pierres. Il leur fallut dix minutes pour faire manœuvrer la serrure. Le lourd battant grinça. Ils frémirent.

— Adieu, dit Paul.

— Non, supplia-t-elle, viens, je n’en puis plus.

Ils franchirent les bureaux, longèrent en tâtonnant les murs de la cour, et gravirent l’escalier. Quand elle eut poussé le verrou de sa chambre, il protesta :

30
{"b":"271704","o":1}