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A
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L’autre ne songea même pas à nier.

— Ah !… ah !… vous savez… comment ?

— Oh ! bien simplement : une lettre anonyme adressée à ton mari.

Mme Chalmin tressaillit :

— À Robert ?… Dans ce cas… il sait…

— Non, il ne sait rien, la lettre ne désigne pas ton complice, et d’ailleurs sa confiance en toi est inébranlable.

Lucie respira. Une sorte de calme la remplissait. Mme Bouju-Gavart ne l’effrayait guère. Même une certaine animosité, un besoin d’agression vaniteuse, lui fit prononcer :

— Du moment que mon mari ignore tout, peu m’importe !

Elle attendit, avide d’une querelle et craintive à la fois. Nulle réplique ne venant, elle se sentit mal à l’aise sous le regard loyal qui la scrutait. À son tour elle désira gêner son interlocutrice. Comme par distraction elle ouvrit le haut de sa chemise et montra sa poitrine.

Mme Bouju-Gavart reprit :

— Tu as raison de ne pas me craindre, et la preuve en est que je ne te menace point, je te supplie.

Elle se pencha vers la maîtresse de son mari, croisa la chemise et, se relevant, dit fièrement :

— J’ai été plus belle que toi, petite, beaucoup plus belle, et je puis l’avouer, j’ai été certes plus aimée, et d’une façon plus désintéressée, car je ne permettais aucun espoir. J’aurais pu succomber, je n’avais pas un mari probe et honnête comme le tien. Le mien déjà m’abandonnait, et j’ai souvent eu près de moi des affections sincères où me rattacher.

Elle s’inclina, et d’un ton de confidence :

— Écoute ma confession, Lucie, tu la rediras si tu veux, je n’ai pas à en rougir et peut-être en profiteras-tu. Un jour, j’ai aimé, moi aussi ; l’homme était jeune, d’intelligence brillante, de cœur solide. Il était libre, moi, je ne l’étais pas… J’ai bien pleuré, j’ai cru que j’en mourrais…

Émue, Mme Chalmin baissa les yeux, tandis que l’autre continuait de sa voix grave dont les notes tremblaient :

— C’est pourquoi je te pardonne, mon enfant. La lutte d’amour est rude à soutenir, la tentation difficile à repousser. J’ai triomphé parce que cela devait être ainsi, que mon caractère et mes penchants me donnaient des armes. D’autres comme toi, petite, c’est leur nature même qui les pousse ; celles-là, je les excuse et je les plains.

Puis à l’oreille de Lucie, elle chuchota :

— Seulement, vois-tu, quelque chose me déroute : tu ne l’aimes pas, n’est-ce pas ? tu ne peux pas l’aimer, lui ! Alors pourquoi ?

Assise au bord du lit, le buste plié en deux, les doigts crispés aux draps, elle épiait la parole prête à venir. N’admettant pas la possibilité d’une passion partagée, elle se demandait le mobile du crime. Et malgré sa bienveillance opiniâtre, elle avait des minutes de dégoût en s’imaginant l’accouplement de ces deux êtres.

D’un ton plus fort où vibrait un ordre, elle insista :

— Pourquoi ? Pourquoi ? L’aimes-tu ?

Lucie cherchait, confuse. Pourquoi ? Elle n’en savait rien. Pourquoi parrain, pourquoi les autres ? Qu’en savait-elle ! Elle tenta de démêler la vérité parmi le tumulte de son cerveau. Mais dans ce chaos sombre où jamais n’avait plongé son œil, elle ne put rien discerner qu’un enchevêtrement d’idées vagues, un fouillis de sensations et de désirs étranges. Du moins, elle eût voulu alléguer quelque raison péremptoire. Elle n’en découvrit point. Désespérée, elle fondit en larmes et s’abattit sur sa vieille amie.

Elle suffoquait, ainsi qu’un enfant qui perd haleine à force de sangloter. Il lui échappait, coupées par un hoquet, des phrases incohérentes, inachevées, où revenait indéfiniment le mot : « Pardon, pardon. » Comme un enfant aussi, elle le disait, ce mot, avec une intonation de repentir naïf qui semblait signifier : « Je ne le ferai plus, je ne recommencerai plus, je vous l’assure. »

Ses joues ruisselaient de pleurs. Elle avait un de ces gros chagrins qui éclatent sans souffrance vraie, plutôt par une détente des nerfs, et qui se résolvent, après la crise, en un état de béatitude très agréable. Tout lui paraissait s’écrouler sous elle. Plus rien ne demeurait de son bonheur ni de sa réputation. Et elle s’écria :

— Mon Dieu, que je suis malheureuse !

Mme Bouju-Gavart la berçait entre ses bras, la dorlotait, essuyait ses yeux et ses joues, et, toujours douce et maternelle :

— Console-toi, ma fille, toute peine s’efface, tu peux réparer ta faute et l’oublier en ne la commettant plus. Si tu as souillé ton âme, ton cœur est resté bon. J’espère en lui. Sois sage, sois digne. Aime ton mari, il le mérite. Aime ton fils, tu le lui dois. Avant d’être femme, tu es l’épouse, surtout tu es la mère.

Dans l’âme de Lucie descendait la paix bienfaisante de ces paroles. Le son singulièrement profond de cette voix la baignait de sérénité. Ses larmes tarirent. Elle admira cette indulgence exquise, souhaita d’y atteindre. D’excellentes résolutions la harcelèrent. Quelle plus noble volupté, le culte du foyer, le souci de l’honneur ! Quelle plus enviable tâche : vénérer son mari, instruire son fils ! Elle s’y détermina. Le devoir l’appelait. Elle eut soif de sacrifice. Avec combien d’élan elle eût accepté l’occasion de se dévouer !

Sa physionomie s’imprégna d’extase, et, de l’accent radieux d’un martyr qui vole au supplice, elle déclama :

— J’agirai selon ce que vous me commanderez, Madame ; vos volontés les plus sévères, je les exécuterai fidèlement, je ne redoute pas le châtiment, j’ai tant à expier !

Ce nouveau rôle l’exaltait, et pour prouver sans retard l’ardeur de son zèle, à son tour elle débita sa confession. La mine contrite, elle dit le nombre de ses chutes, la date où elle avait rencontré Amédée Richard, sa promenade au jardin de l’Hôtel de Ville. Mais sa franchise n’alla pas plus loin. Graduellement, inconsciemment, elle dérailla, s’éloigna de la réalité. Elle ne consentait pas à raconter de si piètres liaisons. Reniant donc Amédée, elle termina l’aventure avant le dénouement et n’en fit qu’une incartade regrettable. L’histoire du comte de Saint-Leu était prête. Elle s’en servit. Quand sa mémoire la trompait, elle créait d’autres épisodes.

— J’ai opposé, Madame, une résistance terrible, des mois je me suis refusée, la passion m’a vaincue. Quels remords m’ont déchirée !

Elle glissa rapidement sur le docteur Danègre — un des premiers chirurgiens de Paris, qui tous les deux jours lâchait sa clientèle et s’enfermait à Rouen dans un appartement luxueusement meublé — et sur Markoff qu’elle costuma en une espèce de boyard conquis à Dieppe. Elle brûlait d’en arriver à parrain, quoique ignorant ce qu’elle imaginerait.

Mais tout naturellement, les mensonges affluèrent, la fable se construisit, la légende s’établit. Depuis son mariage, parrain la poursuivait. Elle riait d’abord de cet amour, puis essayait de le guérir par sa patience et sa fermeté. Hélas ! le mal empirait. Parrain menaçait de se tuer. Affolée, elle se résignait à un rendez-vous. Il s’y révélait d’une brutalité monstrueuse, et dans la crainte d’un scandale, elle se laissait prendre.

— Vous ne vous doutez pas de mon écœurement, je suis là ainsi qu’une morte, toute pâle.

Elle regardait fixement, immobile, comme si l’affreux spectacle se fût déroulé devant elle.

Apitoyée, Mme Bouju-Gavart murmura :

— Pauvre petite, ce qui t’a manqué, c’est un guide sûr, des conseils clairvoyants. Ta mère est trop loin de toi, ton mari est aveugle, le mien t’a corrompue.

Et comme Lucie hochait la tête d’un air découragé, elle l’empoigna par le cou, et l’embrassant violemment :

— Eh bien, c’est moi qui te dirigerai parmi les écueils de la vie. Obéis-moi. Remets entre mes mains ta destinée. Je te sauverai, ma fille, je serai ton refuge, ton soutien, celle qui t’indiquera la voie droite et te gardera des pièges des tentations.

Le pacte fut conclu dans un transport généreux. Chaque jour on devait se voir. Chalmin les trouva enlacées, les doigts confondus. Elles soupirèrent en se quittant.

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