— Ton corps d’abord, et après, ton visage, ton visage que tous contemplent, ta bouche qui sourit et qui parle à tant d’autres, tes yeux que déshonorent tant d’images indifférentes.
Puis il chantait ses louanges avec un lyrisme qui l’étonnait lui-même :
— Je ne m’imaginais pas que l’on pût être si belle, et qu’une femme pût ainsi modifier en moi le souvenir des femmes passées, au point que toutes me paraissent laides ou difformes.
Et il s’exclamait, en se frappant les tempes de ses deux poings rageurs, comme épouvanté de son impuissance à concevoir cette beauté dans toute sa plénitude :
— Mais c’est la perfection, l’absolue perfection, c’est plus beau que le rêve, plus pur que l’idéal.
Il l’asseyait sur le divan, le buste nu. La masse de ses cheveux noirs, un peu crépus, faisait un cadre à sa tête et à ses épaules. Elle se figeait aux lèvres un sourire. Une fierté indicible animait ses prunelles, dilatait ses narines, gonflait sa gorge. Les flammes coloraient sa peau de lueurs vives. Il s’écriait enivré par sa propre extase :
— Je suis fou, fou de t’aimer !
— Pourquoi êtes-vous fou, parrain ? minaudait-elle. (Elle ne le tutoyait jamais, ne pouvant point, ce qui le désolait.)
— Parce que tu ne m’aimes pas, que tu ne peux pas m’aimer, parce que je ne sais pas, et que tu ne sais pas toi-même ce qui se passe dans ton cerveau, parce qu’un jour tu me jetteras à la porte, et que je resterai, moi, aussi avide de toi.
Ils parlaient beaucoup. Leur conversation emprunta même une certaine gravité à un incident fâcheux.
Un vendredi, M. Bouju-Gavart arriva la figure décomposée. Tout de suite il articula :
— Voici. Je viens de la Bourse. Des amis m’ont entraîné au café. Nous étions une dizaine, autour de deux tables. On a causé femmes. Soudain à la table voisine, j’ai entendu quelqu’un de nous qui disait à mi-voix : « Il y a la petite Chalmin à qui on donnerait le bon Dieu sans confession. Pourtant, à Bernay, la semaine dernière, j’ai déjeuné avec un nommé Amédée Richard, un commis voyageur en bouchons, qui m’a déclaré l’avoir eue comme maîtresse, après un jour de poursuite en pleine rue.
Elle bondit :
— Et vous ne l’avez pas giflé ?
— Mais puisque ce M. Richard affirme…
Elle lui jeta, indignée : « Lâche ! va », mit son chapeau et partit.
Le surlendemain, il allait chez elle, la suppliait, lui expliquait l’accès de jalousie furieuse qui l’avait égaré. Elle pardonnait.
L’après-midi, quand ils furent seuls, il dit très doucement :
— C’est drôle, tout de même, cet Amédée Richard qui se permet…
Et d’un ton malicieux :
— Voyons, Lucie, sérieusement, il n’y a pas eu quelque chose, un badinage, une inconséquence ?
Elle modula, de son air de sincérité candide :
— Comment voulez-vous, parrain, puisque je ne l’ai pas vu… Amédée Richard ? J’ai beau me creuser la tête, c’est un nom qui m’est étranger.
Il lui eût été impossible de définir la raison de ce mensonge. Pourquoi lui avoir révélé ses deux autres fautes et lui cacher celle-ci ?
Il reprit, la voix moqueuse :
— Ainsi donc c’est le docteur Danègre qui t’a débauchée ?
— Non, fit-elle carrément, sans réfléchir que cette réponse impliquait la confession d’un troisième caprice.
— Qui est-ce ? demanda-t-il.
Alors elle s’aperçut nettement qu’aucune de ses liaisons ne lui faisait honneur. Et comme parrain insistait, elle éprouva le besoin invincible de se hausser à ses yeux. Elle chercha. Un nom s’offrit à elle, celui d’un noble qu’elle avait distingué au bal. Il vivait moitié dans son château, moitié à Paris. On le disait homme à bonnes fortunes. Elle se rappela ses jolies moustaches. Certes cette conquête lui vaudrait du prestige. Elle déclara :
— Le comte de Saint-Leu.
Il rit, flairant une vantardise.
— Le comte de Saint-Leu ! Allons donc, tu ne l’as jamais vu.
Elle fut vexée, non d’être devinée, mais du doute qu’il semblait émettre sur l’étendue de sa séduction. Et elle précisa :
— Il m’a fait danser au bal des Lefresne. Le lendemain, il s’installait à Rouen. Dans la rue, il ne me quittait pas. Puis, une fois, il s’est emparé de mon bras, m’a poussée en voiture et m’a menée au restaurant.
— À quelle époque ?
Elle dit au hasard :
— Le trente janvier dernier.
— Combien cela dura-t-il ?
Elle calcula sur ses doigts :
— Un, deux, trois, quatre, cinq… cinq mois.
— Et tu l’as aimé ?
Elle scanda d’une voix solennelle :
— C’est le seul homme que j’aie aimé, je l’ai adoré.
Et avec beaucoup de tristesse :
— Si je n’avais eu le malheur de le rencontrer, mon existence n’eût pas été la même. Je restais une honnête femme. Maintenant, que voulez-vous ? J’essaye de m’étourdir.
Elle dessina, par une élévation de son bras droit compliquée d’un haussement d’épaules, un geste de résignation suprême. La destinée l’accablait. Elle eut si fortement conscience de la pitié que devaient éveiller la prostration de son attitude et la misère de sa vie, qu’elle se plaignit elle-même. Ses larmes jaillirent. Et elle maudit, de toute son âme en révolte contre le mal, l’homme néfaste dont l’influence l’avait dévoyée.
Souvent encore elle fit allusion à son premier amant. Elle raconta l’histoire de leur passion, leurs imprudences, leurs exploits, leurs petites querelles, elle décrivit son caractère, sa jalousie, ses habitudes — en sorte que M. Bouju-Gavart put se former sur M. le comte de Saint-Leu une idée très complète et indestructible.
À la suite de l’entretien surpris au café, parrain établit une enquête dont le résultat fut ainsi formulé :
— Ma chère Lucie, on a des soupçons à Rouen. Personne n’est certain, personne ne peut dire : « Voilà, ça y est. » Mais on commence à jaser. Ton nom amène des sourires discrets, on prend des airs entendus : « Eh, eh, qui sait ! » Ce n’est pas un bruit qui circule, un potin accepté dont on s’amuse, ce sont des pointes lancées de place en place, des méchancetés isolées. Il suffit d’un rien pour que tout fasse corps. Dans ce cas, tu es perdue.
Elle l’écoutait attentivement, sentant la gravité de ses paroles.
— Est-ce qu’on sait, pour vous ?
— Non, mais ta présence continuelle chez Markoff a été mal interprétée.
Il continua avec bienveillance :
— Voyons, petite, veux-tu te mettre à dos toute la ville par un tas de bravades absurdes, ou préfères-tu, au moyen de quelques concessions adroites, concilier tes plaisirs et ta considération ?
— Dame, le choix est facile.
— Alors, il s’agit de réparer immédiatement tes torts. À Rouen, vois-tu, comme partout en province, le monde est le grand dispensateur des réputations. Certes, il est bête, mauvais et hypocrite. Mais tu as besoin de son estime et il faut que tu plies devant lui, sinon il te brisera, car il est le plus fort. Il vaut mieux ici être une femme coupable qui se soumet extérieurement aux usages et aux préjugés, que d’être une honnête femme et de vivre à sa guise. Sur la première, on se taira. On inventera, s’il le faut contre la seconde.
Souvent, au cours de ses autres rendez-vous, il reprit ce thème qu’il affectionnait. Il voulait, disait-il, que son élève fût capable de discerner ses amis de ses ennemis, de se défendre elle-même, de savoir ce qui est profitable et ce qui est nuisible. Elle devait se méfier de telle personne et de tel salon, de telle classe d’individus et de tel quartier. Il étudiait les milieux, le cercle, la Bourse, le Palais de Justice surtout qu’il considérait comme un foyer d’intrigues.
— Refuse-toi à toute aventure avec ces gens-là, c’est un nid à potins, c’est là qu’ils sont engendrés, couvés, munis d’ailes et de plumes. Tous les petits du barreau, tous ces quémandeurs de causes, à genoux devant M. le Président, tous ces valets « d’office », tout cela grouille, jase, papote, se démène, s’entre-dévore. C’est un tas de fruits secs et d’avortés dont il faut se garer.