Une hésitation l’arrêta. Son cœur battait, désordonné. La nécessité d’accomplir elle-même une démarche décisive la troublait. Somme toute, ses deux premières fautes avaient l’excuse des sens, d’une défaillance irréfléchie. Elle n’avait fait que succomber. Là, il fallait agir. Elle s’y détermina tout d’un coup et, s’approchant, frappa.
M. Bouju-Gavart attendit une heure entière. D’abord il flâna devant les étalages. Des légions de poupées, des carrés de pain d’épice, des tas de nougats, des couteaux, des lorgnettes, attirèrent successivement son attention. À tout instant, il consultait sa montre, étonné de ce retard. Place Beauvoisine, les cloches et les tambours des saltimbanques faisaient un tumulte discordant. Sur une estrade, un couple, qui vendait des romances, chantait en raclant du violon, à la lueur triste d’une bougie.
Il les écouta, déchiffra l’enseigne d’une auberge, une croix enlacée par un cygne, avec ces mots en grosses lettres : « Au Cygne de la Croix », puis redescendit le boulevard. Une inquiétude germait en lui. Il flaira quelque infamie et se remémorant les dures souffrances déjà supportées, ses fuites, ses guérisons, ses rechutes, il se repentit amèrement de l’avoir accompagnée.
Un souvenir l’assaillit : la semaine précédente, Chalmin s’était plaint des dépenses de sa femme chez un Russe. À tout hasard, il s’informa près d’un marchand de jouets. On lui montra la boutique de Markoff. Elle était close.
Une peur lui brisa les jambes. Il dut s’adosser à un arbre, et il attendit, les yeux fixés sur l’endroit désigné. Il en vit sortir Mme Chalmin. Ils s’en allèrent. Et Lucie s’exclama, heureuse, sans intention méchante :
— Ouf ! ça y est !
Elle le sentit qui frissonnait de tout son corps. Il n’eut cependant aucune révolte. Ils continuèrent leur route, silencieux.
Plusieurs fois encore, elle recommença cette escapade. Robert ne la questionnant jamais, elle partait à la nuit tombante et rentrait au moment du repas. Mais la discrétion bonasse de son mari la lassa. Et moins pour lui donner confiance que pour le duper, elle lui rendit compte de sa vie avec cette précision de détails et cette abondance de preuves qui sont chez les femmes des symptômes si graves de culpabilité.
À telle heure elle faisait une visite telle rue ; à telle autre, elle saluait telle personne. Dans ce magasin, elle achetait ceci, dans cet autre, cela — et elle tirait d’une armoire quelque étoffe ou quelque dentelle sans emploi.
Son bavardage la grisait. Elle s’embarquait dans des histoires extravagantes, citant des conversations, inventant les réponses textuelles de son interlocuteur, ses jeux de physionomie, son costume, sa pose, s’embrouillant, se contredisant, compliquant sa fable d’incidents inutiles, propres à la démasquer. L’articulation d’un mensonge lui procurait une volupté qu’aiguisait une angoisse continue. Un fait insignifiant lui devenait agréable, dès qu’elle l’avait suffisamment travesti. Un fait en tous points imaginé lui semblait un exploit dont elle s’enorgueillissait.
Avec le Russe, cet instinct perfide s’exerça d’une autre manière. Pour lui comme pour Amédée, elle embellit son existence. Ne pouvant prétendre entre ses bras à une vertu austère, elle se confectionna un passé romanesque. Elle l’éblouit par des aveux où retentissaient des noms de nobles, d’hommes publics, de mondains célèbres, d’artistes en vogue.
La passion de Lemercier, enjolivée, idéalisée, lui fournit une séance. Celle du musicien de Dieppe, transformé en compositeur génial, remplit la seconde. La troisième fut consacrée à Richard dont elle fit un gros commerçant méridional.
Danègre aussi et « parrain » défilèrent, l’un sombre figure énigmatique et terrifiante, l’autre brûlé de désirs, hâve, amaigri, pitoyable.
Et tout cela coulait naturellement, paisiblement, comme l’eau d’un fleuve. Les mots et les anecdotes lui venaient sans qu’elle les cherchât. Elle débitait ses exagérations comme d’autres énoncent des vérités, sans plus de honte ni de rougeur, sans même se douter de sa fourberie.
Elle aimait, sur les coussins de Markoff, ces entretiens à mi-voix, qu’elle suspendait pour boire une tasse de thé ou fumer une cigarette. Cette liaison, d’ailleurs, lui valut d’inoubliables instants. Outre qu’elle jugeait peu banales ces étreintes au fond d’une baraque, dans ce cadre de fourrures et de bibelots précieux, avec le hurlement du vent ou le bruit monotone de la pluie qui s’égoutte, elle apprit là quelques sensations notables. Markoff lui révéla un amour nouveau, l’amour humble et prosterné. Des fois, il lui ôtait sa robe et l’affublait de toisons rares, aux longs poils soyeux. Par des entrebâillements, la peau blanche luisait. Il tombait à genoux et se frappant le front contre le plancher, il l’adorait — tandis qu’elle, assise, le torse droit, hautaine, impassible comme une divinité, respirait l’encens de ce culte fervent.
Ses caresses aussi lui semblaient d’un goût particulier. Tant de choses distinguaient cet homme de ceux qu’elle avait connus. Étant d’une autre contrée, d’une autre religion, d’une autre race, il devait inévitablement produire une impression physique différente. Ses habitudes et ses procédés ne pouvaient être les mêmes. Elle accepta cette idée si aveuglément qu’elle négligea de la vérifier. Markoff lui parut tel qu’elle le désirait.
La présence ordinaire de M. Bouju-Gavart, à quelques pas de la boutique, ajoutait encore à l’originalité de ces entrevues. Lucie le savait là. Elle le cueillait au sortir. Dès le début, il lui avait dit :
— C’est fini, mon mal n’a pas de remède, du moins comme cela je puis te servir en cas d’alerte… d’autant plus que j’ai surpris sur toi, de droite et de gauche, quelques propos équivoques.
Et il attendait, affalé contre son arbre.
En réalité, quoique malheureux, il se targuait d’une souffrance qu’il était loin d’éprouver. Son entêtement à se morfondre auprès de cette masure où deux êtres se possédaient, cachait, plutôt que de la sollicitude, la satisfaction d’un instinct pervers.
Nul espoir ne le soutenait. Les caprices de Lucie, dont il aurait dû tirer bon augure, le décourageaient au contraire. Il la croyait sensuelle. Elle choisissait des amants jeunes, aptes à l’assouvir, et ne pouvait que dédaigner les baisers d’un vieillard. Aussi, ne profitant pas de cette déchéance, il eut des remords de l’avoir provoquée. La responsabilité absolue en incombait à lui, à ses conseils, à son influence, à son exemple, à ses théories.
Il essaya de la sermonner. Elle le railla. Impuissant, il subit sa défaite. Mais des révoltes terribles le déchaînaient souvent contre elle. Il l’accablait d’invectives grossières.
La foire touchait à son terme. Un jour, arrêtant sa filleule au milieu du boulevard, il lui lança :
— Markoff va s’en aller ; toi, que feras-tu ?
Elle chantonna :
— Bah ! j’en prendrai un autre.
— Et après ?
— Un autre encore.
Il lui tordit le bras si violemment qu’elle en gémit.
— Et moi, jamais ?
Elle éclata de rire, puis soudain, sérieuse, répliqua lentement :
— Vous ?… Vous ?… Eh bien… quand vous voudrez.
Cette réponse l’étourdit et, le cerveau trouble, incapable de la suivre, il la regardait s’éloigner, se perdre dans l’ombre avec la grâce onduleuse de sa silhouette et le balancement rythmé de son buste sur ses hanches.
Dès lors, il l’évita. Une suprême fois, il essaya de se soustraire à sa domination. Il avait peur de cette chair qui dévorerait la sienne, peur d’une liaison où sombrerait toute son énergie, où ne lui serait épargnée nulle bassesse, peur de cette femme, de sa duplicité, de son inconscience, de son égoïsme, peur d’en pleurer, peur d’en mourir. La possibilité de l’avoir l’effrayait, comme un crime tentant et productif qu’on pourrait commettre en levant un doigt. Un mot, et le lendemain, sur l’heure même, elle se donnait. Ce mot, il n’osait le dire.