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M r Young baissa les yeux pour un examen.

« Ah, certes, fit-il sur un ton dubitatif. Tout le portrait de mon côté de la famille. Ilc euh, il a tout ce qu’il faut aux endroits où il faut, je pense ?

— Oh, oui. C’est un enfant très normal. Très, très normal. »

Un silence. Ils contemplèrent le bébé endormi.

« Vous n’avez pas beaucoup d’accent, constata la sœur Mary. Vous êtes ici depuis longtemps ?

— Dix ans environ, répondit M r Young, vaguement surpris de la question. Mon travail s’est relocalisé, voyez-vous, et j’ai dû suivre.

— J’ai toujours pensé que ce devait être un métier passionnant », confia la sœur Mary. M r Young parut ravi. Tout le monde n’était pas aussi sensible aux aspects les plus palpitants de la comptabilité.

« Je suppose que c’était très différent dans votre ancien poste, poursuivit la sœur Mary.

— Probablement, en effet. » M r Young n’y avait jamais vraiment réfléchi. Luton, dans son souvenir, ressemblait beaucoup à Tadfield. Les mêmes haies entre votre jardin et la gare. Les mêmes gens.

« Des bâtiments plus hauts, par exemple », ajouta la sœur Mary à bout d’arguments.

M r Young la regarda. Un seul bâtiment lui venait à l’esprit : le siège de la compagnie d’assurances Alliance & Leicester.

« Et on doit souvent vous inviter à des garden-parties », poursuivit la sœur.

Ah ! Là, M r Young se retrouvait en territoire connu. Deirdre raffolait de ce genre de choses et le mettait à contribution pour tenir le stand de brocante, dans les grandes occasions.

« Des tas, répondit-il avec chaleur. Deirdre prépare elle-même des confitures, vous savez. Et en général, je donne un coup de main, pour les antiquités. »

La sœur Mary n’avait jamais imaginé sous cet angle les réceptions à Buckingham, mais il est vrai que le terme décrivait parfaitement nombre de gens qu’elle avait vus en photo.

« C’est une grande responsabilité, je suppose, dit-elle. J’ai entendu dire que Sa Majesté recevait souvent des hôtes étrangers assez âgés.

— Je vous demande pardon ?

— Je voue une grande admiration à la famille royale, vous savez.

— Oh, moi aussi », assura M r Young, ravi de se raccrocher à cet îlot de terre ferme au milieu d’un flot d’incohérences. Oui, avec la famille royale, on savait toujours où on en était. Enfin, avec les membres convenables de la famille, ceux qui ne ménageaient pas leurs efforts chaque fois qu’il s’agissait de saluer la foule ou d’inaugurer des ponts. Pas ceux qui traînaient en boîte de nuit jusqu’à des heures indues et qui vomissaient sur les paparazzi. 5

« Oh, c’est bien. Je croyais que la royauté n’était pas très bien vue chez vous, avec tous ces révolutionnements et vos histoires de services à thé jetés à la mer. »

Elle continua de jacasser, soutenue par les préceptes de son Ordre : toujours dire ce qui vous passait par la tête. M r Young était complètement perdu, et trop las pour s’en soucier vraiment La vie monacale rendait sans doute les gens un peu bizarres. Il aurait aimé voir M rs Young se réveiller. Et soudain, un élément du papotage de la sœur Mary fit naître en lui une lueur d’espoir.

« Serait-il éventuellement possible d’avoir une tasse de thé ? glissa-t-il.

— Oh, pardon, s’exclama la sœur Mary en plaquant sa main sur sa bouche. Mais où avais-je donc la tête ? »

M r Young ne se risqua à aucun commentaire.

« Je m’en occupe immédiatement, dit-elle. Mais vous ne préféreriez pas du café, plutôt ? Il y a un distributeur automatique à l’étage.

— Du thé, s’il vous plaît.

— Ma parole, vous vous êtes réellementacclimaté, hein ? » pépia gaiement la sœur Mary en quittant la pièce dans un tumulte de voiles.

M r Young, abandonné avec une épouse et deux bébés endormis, se laissa choir sur une chaise. Oui, ça devait être le résultat de trop de réveils aux aurores, de génuflexions et tout le tintouin. De braves femmes, bien entendu, mais pas entièrement mens sana.Il avait vu un film de Ken Russell, un jour. Une histoire de bonnes sœurs. Bon, apparemment, il ne se passait ici rien dans ce goût-là, mais il n’y a pas de fumée sans feu, comme on ditc

Il poussa un soupir.

C’est à cet instant que le bébé A se réveilla et commença à pleurer avec vaillance.

M r Young n’avait pas eu à calmer un bébé depuis des années. Il n’avait jamais été doué pour cette tâche. Il respectait trop Sir Winston Churchill pour ne pas être gêné en tapotant les fesses de sa réplique en miniature.

« Bienvenue dans le monde, marmonna-t-il. Tu verras, on finit par s’habituer. »

Le bébé referma la bouche et dévisagea M r Young avec une moue de général récalcitrant.

C’est l’instant que choisit la sœur Maiy pour revenir avec le thé. Toute sataniste qu’elle était, elle avait également déniché une assiette où elle avait disposé de petits gâteaux couverts de sucre glace. Le genre qu’on trouve toujours au fond des boîtes d’assortiment pour le thé. Ceux de M r Young avaient le rose des équipements chirurgicaux et arboraient le dessin d’un bonhomme de neige.

« Vous ne connaissez sûrement pas. Pour vous, ce sont des cookies. Nous, nous les appelons bis-cuits. »

M r Young ouvrait la bouche pour expliquer que, oui, en effet, lui aussi, comme tout le monde à Luton, quand une nouvelle bonne sœur entra précipitamment, hors d’haleine.

Elle jeta un coup d’œil à la sœur Mary, se souvint que M r Young ne connaissait les pentacles ni d’Ève ni d’Adam et se borna à indiquer du doigt le bébé A, en clignant de l’œil.

Sœur Mary opina et lui rendit son clin d’œil.

La religieuse sortit en poussant le chariot avec l’enfant. Dans le registre des communications humaines, un clin d’œil est riche de sens. Un seul clin d’œil peut signifier beaucoup de choses. Par exemple, celui de la nouvelle arrivante avait dit :

Où Diable étais-tu ? Le bébé B est là, nous sommes prêtes à faire l’échange, et tu es en train de boire ton thé dans la mauvaise chambre, avec l’Adversaire, le Destructeur de Rois, l’Ange de l’Abîme sans Fond, la Grande Bête nommée Dragon, le Prince de ce Monde, le Père du Mensonge, l’Engeance de Satan et le Seigneur des Ténèbres. Tu te rends compte que j’ai failli me faire tirer dessus ?

Pour elle, le clin d’œil que lui adressa la sœur Mary en réponse signifiait : Voici l’Adversaire, le Destructeur de Rois, l’Ange de l’Abîme sans Fond, la Grande Bête nommée Dragon, le Prince de ce Monde, le Père du Mensonge, l’Engeance de Satan et le Seigneur des Ténèbres, et je ne peux pas parler pour l’instant, à cause du non-initié ici présent.

Tandis que, pour la sœur Mary, le clin d’œil de sa collègue signifiait plutôt :

Bien joué, sœur Mary– tu as interverti les bébés toute seule. Maintenant, indique-moi le bébé surnuméraire, que je t’en débarrasse pour te laisser savourer ta tasse de thé en compagnie de son Éminence Royale, le Culturel Américain.

Par conséquent, son propre clin d’œil avait valeur de : Tiens, ma chère, le voilà : c’est le bébé B, emporte-le et laisse-moi bavarder avec son Excellence. J’ai toujours voulu savoir pourquoi ils avaient ces grands bâtiments tout couverts de miroirs.

Les subtilités de l’échange échappèrent complètement à M r Young, que toutes ces marques discrètes d’affection embarrassaient au plus haut point et qui songeait : Sacré Ken Russell ! Pas de doute, il sait de quoi il parle.

L’erreur commise par la sœur Mary aurait pu être découverte par la seconde bonne sœur si celle-ci n’avait pas été sévèrement perturbée par les agents des Services Secrets qui occupaient la chambre de M rs Dowling et considéraient la religieuse avec un malaise croissant. En effet, on leur avait appris à réagir d’une certaine façon face à des gens vêtus de longues robes et de longues coiffes, et ils se trouvaient confrontés pour l’heure à des signaux contradictoires. Les gens troublés ne sont pas les plus qualifiés pour manipuler des armes, particulièrement quand ils viennent d’assister à un accouchement par la méthode naturelle, une façon absolument antiaméricaine de mettre de nouveaux citoyens au monde. Pour tout aggraver, ils avaient entendu dire que le couvent possédait une réserve de missels.

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