Ou, plus exactement, une peur de Rampa.
De plus, tous les deux mois environ, Rampa sélectionnait une plante : elle croissait trop lentement, elle se mourait d’une moisissure, ses feuilles viraient au brun, ou tout simplement elle n’avait pas aussi bonne mine que ses consœurs. Il la promenait devant tous les autres végétaux, en leur disant : « Dites adieu à votre copine. Elle n’était pas à la hauteurc »
Ensuite, il quittait l’appartement avec la plante félonne, et rentrait une heure plus tard avec un grand pot de fleurs vide, qu’il laissait ostensiblement traîner dans l’appartement.
Il avait les plus luxuriantes, les plus belles plantes vertes de tout Londres. Les plus terrifiées, aussi.
Le salon était éclairé par des projecteurs et des néons blancs, du genre qu’on appuie négligemment contre une chaise ou dans un coin.
La seule décoration sur le mur était un dessin encadré : l’esquisse préparatoire de la Joconde, la première qu’ait exécutée Léonard de Vinci. Rampa l’avait achetée à l’artiste par un chaud après-midi florentin, et la trouvait supérieure à la peinture finale 33 .
Rampa possédait une chambre, une cuisine, un bureau, un salon et une salle de bains : tout était éternellement net et parfait.
Il avait promené ses angoisses dans chacune de ces pièces, en attendant la Fin du Monde.
Il avait de nouveau téléphoné à ses agents de l’Armée des Inquisiteurs, pour prendre des nouvelles, mais son contact, le sergent Shadwell, venait de sortir et cette idiote de standardiste semblait incapable de comprendre qu’il était prêt à parler à n’importe quel soldat présent.
« M r Pulsifer est sorti aussi, mon chou, lui dit-elle. Il est parti pour Tadfield ce matin. En mission.
— Mais n’importe quid’autre fera l’affaire, lui avait expliqué Rampa.
— Je ferai la commission à M r Shadwell dès son retour. Bon, si vous n’y voyez pas d’objection, c’est une de mes matinées et je ne peux pas laisser mon client comme ça longtemps : il va attraper la mort. Et à deux heures, j’ai M rs Ormerod, M r Scroggie et la petite Julia qui viennent pour une consultation, et je dois d’abord nettoyer toute la pièce. Mais je ferai la commission à M r Shadwell. »
Rampa abandonna. Il essaya de lire un roman, mais sans réussir à se concentrer. Il essaya de classer ses CD par ordre alphabétique, mais laissa tomber en découvrant qu’ils étaient déjà rangés, de même que sa bibliothèque et sa collection de tubes d’enfer 34 .
Il finit par s’installer sur le canapé de cuir blanc et fit un geste en direction de la télé.
« Des dépêches nous arrivent, annonçait un présentateur à l’air inquiet, euhc des dépêches quic enfin, personne ne semble savoir ce qui se passe, mais les nouvelles qui nous parviennent paraissent indiquerc benc un accroissement de la tension internationale qui semblait impossible il y a encore une semaine, lorsquec eh bien, lorsque tout le monde semblait si bien s’entendre. Euhc
« La chose serait en partie imputable à l’épidémie d’événements bizarres qui se sont produits au cours des derniers jours.
« Au large des côtes du Japonc » Rampa ?
« Oui », admit ce dernier.
Que Diable se passe-t-il, Rampa ? Qu’est-ce que tu AS FICHU, AU JUSTE ?
« Que voulez-vous dire ? » s’enquit Rampa, qui connaissait déjà parfaitement la réponse.
L’Enfant qu’on nomme Abbadon. Nous l’avons CONDUIT AUX CHAMPS DE MEGGIDO. LE MOLOSSE N’EST pas à ses côtés. Cet enfant ne sait rien du Grand Combat. Ce n’est pas le fils de notre Maître.
« Ah. »
Cest tout ce que tu trouves à dire, Rampa ? Nos TROUPES SONT ASSEMBLÉES, LES QUATRE BÊTES ONT ENTAMÉ LEUR CHEVAUCHÉE – MAIS POUR ALLER OÙ ? Quelque chose ne va pas, Rampa, et tout était sous ta RESPONSABILITÉ. TA CULPABILITÉ N’EST PROBABLEMENT PAS À EXCLURE. NOUS NE DOUTONS PAS QUE TU PUISSES EXPLIQUER TOUT CE QUI ARRIVE DE FAÇON PARFAITEMENT RAISONNABLEc
« Oh, oui, tout à fait, s’empressa d’acquiescer Rampa. Parfaitement raisonnable. »
c Parce que tu vas en avoir l’occasion. Tu auras tout ton temps pour t’expliquer, et nous écouterons ce que tu auras à nous dire avec le plus vif intérêt, et ta conversation, ainsi que les circonstances dans lesquelles elle se déroulera seront une source de distraction et de satisfaction pour tous les damnés de l’Enfer. Parce que, quels que soient les tourments qu’endure le dernier des damnés, aussi ravagé de souffrances qu’il puisse être, Rampac pour toi, ce sera pire.
D'un geste, Rampa éteignit le poste.
L’écran d’un gris-vert mat continua de parler ; le silence se moula en mots.
NE SONGE MÊME PAS À T’ENFUIR, RAMPA. IL N’Y A AUCUNE ISSUE. RESTE OÙ TU ES. ON VA VENIRc TE PRENDREc
Rampa alla à la fenêtre et jeta un coup d’œil au-dehors. Une chose noire en forme de voiture descendait lentement la rue dans sa direction. Rampa, qui observait avec beaucoup d’attention, s’aperçut que non seulement les roues ne tournaient pas, mais quelles n’étaient même pas reliées à la voiture. Elle ralentissait en passant devant chaque maison. Rampa supposa que les passagers de la voiture (aucun d’eux ne conduisait : ils ne savaient pas) inspectaient le numéro des maisons.
Il lui restait un bref répit. Rampa alla dans sa cuisine et prit un seau en plastique sous l’évier. Puis il revint dans le salon.
Les Autorités Infernales avaient cessé de communiquer. Rampa retourna le poste vers le mur, au cas où.
Il alla à la Joconde.
Il décrocha le croquis du mur, pour démasquer un coffre-fort. Ce n’était pas un coffre mural ; Rampa l’avait acheté à une compagnie qui avait pour clientèle les industries du nucléaire.
Il le déverrouilla, faisant apparaître une porte intérieure avec une serrure à combinaison. Il afficha le code (4-0-0-4, facile de s’en souvenir, c’était l’année où il s’était insinué sur cette planète idiote et fabuleuse, alors qu’elle brillait encore de l’éclat du neuf).
À l’intérieur se trouvait une bouteille thermos, deux gants épais en PVC, du genre qui vous couvre les bras jusqu’à l’épaule, et des pincettes.
Rampa s’interrompit. Il parcourut l’appartement d’un regard nerveux.
(On entendit un craquement au rez-de-chaussée. C’était la porte d’entréec)
Il enfila les gants et prit la bouteille avec précaution, puis les pincettes et le seau – et, après réflexion, il saisit le brumisateur des plantes à côté d’un caoutchouc prodigieux – et se dirigea vers son bureau. Sa démarche suggérait qu’il transportait un de ces produits dont la chute est prétexte à des répliques comme : « Et à l’endroit où s’étend aujourd’hui ce cratère se dressait jadis la ville de Wah-Ching-Tonn », prononcées par des vieillards chenus, dans les films de science-fiction de série B.
Il atteignit le bureau, poussa la porte de l’épaule. Puis il plia les jambes et déposa lentement les objets sur le sol. Le seauc les pincettesc le brumisateurc et enfin, délibérément, la bouteille.
Une goutte de sueur commença à perler sur le front de Rampa et à couler en direction d’un œil. Il l’écarta d’une chiquenaude.
Puis, avec précaution et détermination, il utilisa les pincettes pour dévisser le bouchon de la bouteillec lentement... avec d’infinies précautionsc Ça y étaitc
(Un martèlement dans l’escalier, un hurlement étouffé. Ce devait être la petite vieille de l’étage en dessous.)
Il ne pouvait pas se permettre d’aller plus vite.
Il empoigna la bouteille avec les pincettes et, prenant garde à ne pas laisser la plus petite goutte tomber à côté, il en versa le contenu dans le seau en plastique. Il suffirait d’un seul faux mouvement.
Là.
Ensuite, il ouvrit la porte du bureau d’une dizaine de centimètres et plaça le seau en équilibre dessus.
Avec les pincettes, il revissa le bouchon de la thermos, puis (un fracas dans l’entrée) il retira les gants de PVC, ramassa le brumisateur et s’installa derrière son bureau.