« On sera en sécurité, ici, dit-il.
— Euh, hasarda Wensleydale, tu ne crois pas que nos parentsc
— T’inquiète pas pour eux, répondit Adam avec hauteur. Je peux en faire de nouveaux. Terminé, ces histoires d’aller au lit passé neuf heures. Tu devras plus jamais aller te coucher si tu veux pas. Laisse-moi faire et tout sera au poil. » Il leur adressa un sourire de dément. « J’ai de nouveaux copains qui arrivent, leur confia-t-il. Ils vont vous plaire.
— Maisc commença Wensleydale.
— Réfléchis juste à tous les trucs super qu’on pourra faire après, lança Adam avec enthousiasme. Tu pourras remplir l’Amérique de cow-boys et d’indiens tout neufs, et de policiers et de gangsters et de dessins animés, et de cosmonautes et tout et tout. Ça sera pas formidable ? »
Wensleydale regarda les deux autres avec une expression misérable. Ils partageaient une pensée qu’aucun d’entre eux n’aurait su vraiment exprimer en temps normal. Dans les grandes lignes, c’était qu’il y avait jadis eu de vrais cow-boys et de vrais gangsters, et c’était super. Et qu’il y aurait toujours des cow-boys et des gangsters pour de rire, et c’était super aussi. Mais de vrais cow-boys et gangsters pour de rire, qui étaient vivants et pas vivants et qu’on pouvait remettre dans leur boîte quand on en avait assezc ça ne semblait pas si super que ça.
Tout l’intérêt des gangsters, des cow-boys, des extraterrestres et des pirates, c’est qu’on pouvait arrêter de jouer à en être et rentrer à la maison.
« Mais avant, promit Adam d’un ton sombre, on va leur faire voirc »
Il y avait un arbre dans le centre commercial. Il n’était pas très gros, son feuillage était jauni et la lumière qu’il captait à travers les spectaculaires baies en verre fumé n’était pas du type dont il avait besoin. Il était plus drogué qu’un athlète olympique, et des haut-parleurs nichaient dans ses branches. Mais c’était un arbre et en fermant à demi les paupières, en le regardant au travers de la cascade artificielle, on pouvait presque croire qu’on regardait un arbre malade à travers une brume de larmes.
Jaime Hemez aimait déjeuner sous cet arbre. Le superviseur de maintenance l’engueulerait s’il s’en apercevait, mais Jaime avait grandi dans une ferme, une belle ferme, et il aimait les arbres. Il n’avait pas voulu partir à la ville, mais que voulez-vous ? Il n’avait pas un si mauvais travail, et son salaire atteignait des sommes dont son père n’avait jamais rêvé. Quant à son grand-père, il n’avait jamais rêvé d’argent. Avant d’avoir quinze ans, il ignorait même ce que c’était. Mais il y a des moments où on a besoin d’arbres. Le plus désolant, se disait Jaime, c’est que ses enfants grandissaient en ne considérant les arbres que comme du combustible, et que ses petits-enfants n’y verraient que de l’histoire ancienne.
Mais que voulez-vous y faire ? De grosses fermes remplaçaient désormais les arbres d’hier, des centres commerciaux remplaçaient les petites fermes du passé et des centres commerciaux remplaçaient les centres commerciaux précédents. C’était ça, l’ordre des choses.
Il cacha son chariot derrière le kiosque à journaux, s’assit furtivement et ouvrit sa boîte à casse-croûte.
C’est alors qu’il remarqua le bruissement, et un jeu d’ombres sur le sol. Il se tourna pour regarder.
L’arbre bougeait Il l’observa avec intérêt Jaime n’avait encore jamais vu pousser un arbre.
Le terreau, qui n’était guère qu’un amas de copeaux artificiels, bougeait vraiment, sous l’effet de racines qui se mouvaient sous la surface. Jaime vit une fine pousse blanche descendre l’escarpement de verdure et tâtonner à l’aveuglette sur le ciment du sol.
Sans comprendre pourquoi, sans le comprendre une seconde, il la poussa doucement du pied jusqu’à ce qu’elle soit à côté d’un interstice entre les dalles. Elle le trouva et s’y enfouit.
Les branches se tordaient en formes diverses.
Jaime entendit le chuintement de la circulation, au-dehors, mais n’y prêta aucune attention. Quelqu’un criait quelque chose, mais il y avait toujours quelqu’un qui criait, pas loin de Jaime, et souvent après lui.
La pousse exploratrice avait dû atteindre le sol sous le béton. Elle changea de couleur, s’épaissit comme un tuyau d’arrosage quand on ouvre l’eau. La cascade artificielle s’arrêta de couler. Jaime imagina des conduites brisées, obstruées par des fibres avides d’eau.
Maintenant, il pouvait imaginer ce qui se passait au-dehors. La surface de la rue montait et descendait comme une mer. De jeunes plants jaillissaient dans les fissures.
Bien sûr, se dit-il ; ils avaient du soleil. Pas son arbre. Tout ce qu’il recevait, c’était la clarté grisâtre qui tombait du dôme, quatre étages plus haut. Une lumière morte.
Mais que voulez-vous y faire ?
Eh bien, voilà ce qu’on pouvait faire :
Les lumières s’étaient éteintes, parce que le courant était coupé, mais il n’y avait que quatre étages à monter.
Jaime referma soigneusement sa boîte à casse-croûte et revint à son chariot, où il sélectionna son balai le plus long.
Les gens s’enfuyaient en masse du bâtiment, en hurlant. Jaime remonta paisiblement le courant, comme un saumon en rivière.
Un squelette de poutres blanches, qui, dans l’esprit de l’architecte, exprimaient sans doute on ne sait quelle idée dynamique, soutenait le dôme de verre fumé. En fait, c’était une espèce de plastique et il fallut à Jaime, perché sur une poutre adéquate, toute sa force et toute la puissance de levier qu’il pouvait obtenir grâce à son balai pour le faire craquer. Quelques bons coups supplémentaires le firent tomber en éclats mortels.
Le soleil coula à flots, illuminant la poussière du centre commercial, si bien que l’atmosphère parut saturée de lucioles.
Tout en bas, l’arbre fit exploser les confins de sa prison de béton sculpté et grimpa comme un train express. Jaime n’avait jamais réalisé que les arbres font du bruit en poussant, pas plus que quiconque, d’ailleurs, parce que c’est un son qui s’étend sur des siècles, avec des cycles de vingt-quatre heures entre chaque sommet d’onde.
Quand on l’accélère, le son que fait un arbre est vrooom.
Jaime le regarda monter vers lui comme un nuage vert en forme de champignon. De la vapeur d’eau montait de ses racines.
Les poutres n’avaient pas une chance. Les vestiges du dôme furent emportés comme une balle de ping-pong au sommet d’un jet d’eau. C’était la même chose à travers toute la ville, sauf qu’on ne voyait plus la ville. Il n’y avait plus qu’une couverture verte qui s’étendait à perte de vue.
Jaime s’assit sur sa branche, s’agrippa à une liane et commença à rire, à rire, à rire.
Finalement, il se mit à pleuvoir.
Le Kappamaki ,vaisseau de recherche sur les baleines, conduisait actuellement des recherches sur la question : combien de baleines peut-on pêcher en une semaine ?
Sauf qu’aujourd’hui, il n’y en avait aucune. L’équipage inspectait les écrans qui, par l’emploi d’une technologie astucieuse, étaient capables de repérer tout ce qui avait une taille supérieure à une sardine et de calculer son rapport net sur le marché international de l’huile ; les écrans étaient vides. Les poissons qui apparaissaient sporadiquement filaient à travers les eaux, comme s’ils avaient hâte de se trouver ailleurs.
Le capitaine tapota des doigts sur la console. Il craignait de devoir bientôt lancer son propre programme de recherche pour découvrir ce qui arrive à un échantillon statistiquement insignifiant de la population des capitaines de baleiniers quand ils ne rentrent pas avec un navire-usine plein à ras bord d’échantillons scientifiques. Il se demanda ce qu’on pourrait bien lui faire. Peut-être le laisserait-on seul dans une pièce, face à un harpon, en attendant que son sens de l’honneur lui dicte sa conduite.
C'était irréel. Il devrait quand même y avoir quelque chose.