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Newt agita la fiche. « Mais quel rapport avec tout ça ?

— C’est elle qui a écrit ça. Enfin, l’original. C’est le numéro 3819 des Belles et bonnes prophéties d'Agnès Barge, publié initialement en 1655. »

Newt contempla à nouveau la prophétie. Sa bouche s’ouvrit, puis se referma.

«  Elle savait que j’aurais un accident de voiture ?

— Oui. Non. Sans doute pas. C'est difficile à dire. Voyez-vous, il n’y a jamais eu de pire prophétesse qu’Agnès. Elle avait toujours raison. C'est pour ça que son bouquin ne s’est jamais vendu. »

Les dons psychiques sont causés d’ordinaire par une simple carence en focalisation temporelle, et l’esprit d’Agnès Barge était tellement à la dérive dans le Temps qu’elle passait pour bien atteinte, même selon les critères du Lancashire au XVII e siècle, où les prophétesses folles étaient une sorte d’industrie locale.

Mais tout le monde s’accordait à dire qu’on s’amusait beaucoup en l’écoutant.

Elle parlait de guérir des afflictions en se servant d’une sorte de moisissure, recommandait de se laver les mains pour que les tout petits animaux qui provoquent les maladies soient emportés par l’eau, alors que n’importe qui de sensé savait qu’une bonne puanteur était la meilleure défense contre les démons de la mauvaise santé. Elle conseillait de courir à allure modérée pour vivre plus longtemps (idée extrêmement suspecte qui attira pour la première fois sur elle l’attention des Inquisiteurs), et insistait sur l’importance d’un régime riche en fibres, quoique sur ce point elle fût très en avance sur son siècle : à l’époque, la plupart des gens se souciaient moins des fibres dans leurs repas que des cailloux. Et elle se refusait à guérir les verrues.

« Tout cela e ft dans vo ftre te fte, disait-elle, n’y pen fez plus, cela di fparai ftra tout seul. »

De toute évidence, Agnès était en communication directe avec le Futur, mais la ligne était extrêmement étroite et très spécialisée. En d’autres termes, elle n’avait quasiment aucun intérêt.

« Comment ça ? demanda Newt.

— Elle a réussi à écrire le genre de prédictions qu’on comprend seulement après coup. Par exemple : N’afche-tez point de bettamakfes. Elle avait prophétisé ça pour 1972.

— Vous voulez dire qu’elle avait prévu les magnétoscopes ?

— Non ! Elle captait simplement un petit bout d’information. Tout est là. La plupart du temps, elle fait une référence discrète qu’on ne parvient à déchiffrer que lorsque l’événement est passé, et là, tout se met en place. En plus, comme elle ne savait pas ce qui allait être important, elle faisait toujours son choix au petit bonheur. Sa prédiction pour le 22 novembre 1963, c’est qu’une maison allait s’écrouler à King’s Lynn.

— Oh ! » Le visage de Newt afficha une impassibilité polie.

« C’est le jour de l’assassinat du président Kennedy, lui expliqua Anathème. Mais à l’époque d’Agnès, Dallas n’existait pas. Tandis que King’s Lynn était une bourgade importante.

— Oh !

— En général, Agnès était particulièrement douée pour tout ce qui touche à sa descendance.

— Tiens ?

— Et elle ne connaissait rien au moteur à explosion. Pour elle, c’étaient simplement de drôles de chariots.

Même ma mère a cru qu’elle parlait d’un carrosse d’empereur qui se renversait. Vous voyez, il ne suffit pas seulement de connaître le futur. Il faut savoir ce que ça signifie. Agnès était dans la position de quelqu’un qui découvre un panorama gigantesque à travers un tout petit œilleton. Elle inscrivait les conseils qui lui semblaient pertinents en fonction de ce qu’elle comprenait de ses minuscules aperçus.

« Parfois, on a de la chance, poursuivit-elle. Mon arrière-grand-père, par exemple, a compris sa référence au krach boursier de 1929 deux jours avant que cela ne se passe. Il a fait fortune. On pourrait nous considérer comme des descendants professionnels. »

Elle jeta un regard perçant vers Newt. « Vous voyez, jusqu’à il y a deux cents ans environ, personne n’avait compris que pour Agnès les Belles et bonnes Prophéties étaient un héritage qu’elle nous léguait. De nombreuses prédictions concernent ses descendants et leur bien-être. Elle essayait de veiller sur nous après sa mort, en quelque sorte. Nous pensons que c’est ce qui explique sa prophétie à propos de King’s Lynn. Mon père était en voyage là-bas, à l’époque, et donc, du point de vue d’Agnès, il courait bien moins de risques d’être atteint par une balle perdue à Dallas, que de recevoir une brique sur le crâne.

— La brave femme, fit Newt. On en oublierait presque qu’elle a anéanti tout un village à l’explosif. »

Anathème ignora la remarque. « Enfin, bref, c’est pratiquement tout ce qu’il y a à dire. Depuis lors, nous avons eu à cœur de les interpréter. Après tout, ça fait une moyenne d’une prophétie par mois – en fait, un peu plus, maintenant que nous approchons de la fin du monde.

— Et c’est quand ? »

Anathème jeta à l’horloge un regard lourd de sens.

Il éclata d’un horrible petit rire, qu’il espérait élégant et sophistiqué. Après tout ce qui lui était déjà arrivé dans la journée, il n’était plus guère certain de sa santé mentale. Et le parfum d’Anathème le troublait beaucoup.

« Estimez-vous heureux que je n’aie pas besoin d’un chronomètre, répliqua-t-elle. Il nous restec oh, cinq ou six heures. »

Newt pesa cette déclaration dans sa tête. Il n’avait encore jamais eu envie de boire de l’alcool, mais quelque chose lui soufflait qu’il fallait bien commencer un jour.

« Est-ce que les sorcières ont de quoi boire, chez elles ? hasarda-t-il.

— Oh, oui. » Elle sourit comme avait probablement souri Agnès Barge en déballant le contenu de son tiroir à lingerie. « Des trucs verts qui gargouillent, avec des êtres qui se tortillent sur la surface en voie de coagulation. Vous êtes bien placé pour savoir ce genre de choses.

— Parfait. Avec un glaçon ? »

En fait, ce fut un gin, et il y avait des glaçons. Anathème, qui avait appris la sorcellerie sur le tas, désapprouvait l’alcool en général, mais n’y voyait aucune objection dans son cas particulier.

« Je vous ai parlé du Tibétain qui sortait d’un trou, au milieu de la route ? lui demanda Newt, en se détendant un peu.

— Oh, je les connais, dit-elle en brassant les papiers sur la table. Ils ont tous les deux émergé au milieu de ma pelouse, hier. Les malheureux avaient l’air complètement perdus. Je leur ai fait une tasse de thé, et puis ils m’ont emprunté une pelle et ils ont replongé. Je ne crois pas qu’ils sachent vraiment ce qu’ils sont censés faire. »

Newt se sentit légèrement ulcéré. « Comment saviez-vous que c’étaient des Tibétains ?

— Et vous ? Comment le savez-vous ? Il a fiait Ommmmm quand vous l’avez heurté ?

— Ben, ilc il avait une tête de Tibétain. Robe safran, crâne raséc vous savez, quoic tibétain.

— L’un des miens parlait très bien anglais. À ce qu’il m’a dit, il était en train de réparer des radios à Lhassa, et le voilà qui se retrouve tout à coup dans un tunnel. Il ne sait absolument pas comment il va rentrer chez lui.

— Si vous lui aviez dit d’aller jusqu’à la route, la soucoupe volante aurait pu faire un crochet pour le déposer, répondit Newt sur un ton morose.

— Trois extraterrestres ? Dont un petit robot métallique ?

— Parce qu’ils ont atterri sur votre pelouse, eux aussi ?

— S’il faut en croire la radio, c’est sans doute le seul endroit où ils n’ont pas encore atterri. Ils n’arrêtent pas de se poser partout dans le monde en apportant un petit message banal de paix cosmique, et quand les gens leur disent : « Oui, et après ? », ils les regardent sans comprendre et redécollent. Des signes et des présages, comme l’annonçait Agnès.

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