Il redémarra et reprit la route.
Newton pilotait une Wasabi. Il l’appelait Jesse James, en espérant qu’on lui en demanderait un jour la raison.
Il faudrait être un historien très minutieux pour déterminer sans erreur le jour exact où les Japonais, jusque-là considérés comme des automates démoniaques qui copiaient tout ce que produisait l’Occident, devinrent d’habiles et astucieux ingénieurs capables de dépasser l’Occident de cent coudées. Mais la Wasabi avait justement été conçue en cette journée de transition, et elle combinait les défauts traditionnels de la plupart des automobiles occidentales avec une horde de catastrophes imaginatives dont l’absence a fait la gloire actuelle de firmes comme Honda et Toyota.
De fait, malgré tous ses efforts, Newt n’en avait jamais vu d’autre que la sienne sur les routes. Pendant des années, et sans grande conviction, il avait chanté à ses amis les louanges du véhicule, de son économie, de son efficacité, dans l’espoir insensé que l’un d’entre eux en achèterait une : on souffre toujours mieux à plusieurs.
Il avait en vain fait l’éloge de son moteur 823 cc, de sa boîte à trois vitesses, de ses incroyables options de sécurité, comme l’Air Bag qui se gonflait en cas de danger — par exemple quand vous faisiez du soixante-dix kilo-mètres-heure sur une route droite et sèche, mais que vous alliez avoir un accident à cause du gros ballon qui vous bouchait soudain la vue. Il avait évoqué avec des accents quasi lyriques la radio de fabrication coréenne, qui captait Radio Pyongyang avec une netteté stupéfiante, et la voix électronique de synthèse qui vous avertissait que vous ne portiez pas votre ceinture de sécurité, alors que vous l’aviez bouclée ; elle avait été programmée par quelqu’un qui ne comprenait ni l’anglais, ni même le japonais. C’était du grand art, affirmait-il.
L’art en question devait plutôt être la poterie.
Ses amis hochaient la tête et approuvaient; en leur for intérieur, ils se juraient que, s’ils devaient jamais choisir entre l’achat d’une Wasabi ou la marche, ils investiraient dans une paire de chaussures ; de toute façon, ça reviendrait au même. En effet, une des raisons de l’incroyable sobriété de la Wasabi était le temps qu’elle passait immobilisée dans des garages, tandis qu’arbres à cames et autres pièces détachées transitaient par la poste, en provenance du dernier agent Wasabi au monde, à Nigirizushi, au Japon.
Dans ce vague état de transe très zen que connaissent la plupart des conducteurs au volant, Newt se surprit à s’interroger sur la façon exacte dont on employait l’épingle. Fallait-il dire : « J’ai une épingle et je n’hésiterai pas à m’en servir » ? L’homme à l’épingle d’orc Les Epinglerosc Les épingles de Navaronec La vieille épinglec
Newt aurait peut-être été intéressé d’apprendre que, des trente mille femmes soumises à l’épreuve de l’épingle au cours de siècles de chasse aux sorcières, vingt-neuf mille avaient dit : « Ouille », neuf cent quatre-vingt-dix-neuf n’avaient rien senti à cause de l’usage de l’épingle rétractile déjà évoquée, et une avait affirmé que l’épingle l’avait miraculeusement guérie de son arthrite à la jambe.
Cette dernière s’appelait Agnès Barge.
C’était le grand échec de l’Armée des Inquisiteurs.
Une des premières mentions portées dans les Belles et bonnes prophétiesconcernait la propre mort d’Agnès.
Les Anglais, race composée dans son ensemble d’individus bassement matérialistes et indolents, n’avaient pas manifesté pour brûler les femmes la ferveur d’autres pays d’Europe. En Allemagne, les bûchers avaient été édifiés et entretenus avec une constance et une régularité toutes teutonnes. Même les pieux Écossais, enferrés au long de leur histoire dans un interminable combat contre leurs ennemis héréditaires les Écossais, avaient réussi à allumer quelques bûchers pour occuper les longues soirées d’hiver. Mais les Anglais ne semblèrent jamais s’y intéresser vraiment.
Les circonstances de la mort d’Agnès Barge, qui marqua en Angleterre la fin des chasses sérieuses aux sorcières, ou peu s’en faut, apportent peut-être un début d’explication. Une foule hurlante, acculée à la fureur la plus totale par cette manie qu’avait Agnès de se promener partout en étant intelligente et en aidant les gens, se présenta un soir d’avril devant sa maison, pour la trouver assise, revêtue de son manteau, en train de les attendre.
« Vous e ftes bien en retard, leur dit-elle. Je devrais ro ftir depuis déjà dix minutes. »
Ensuite, elle se leva et claudiqua lentement à travers la foule soudain silencieuse, sortit du cottage et gagna le bûcher qu’on avait érigé à la va-vite sur le pré communal. La légende affirme qu’elle gravit les fagots avec difficulté et qu’elle mit les bras en arrière pour empoigner dans son dos le poteau central.
« Atta fche-moi bien », demanda-t-elle à l’Inquisiteur stupéfait. Puis, tandis que les villageois se regroupaient lentement autour du bûcher, elle leva sa noble tête à la clarté du feu et elle déclara : « Appro fchez-vous bien près, gentil peuple. Appro fchez-vous ju fques le feu vous e fchaude pre fque, car je vous somme de voir comment meurt la dernière vraie sorcière d’Angleterre. Sorcière j’e ftois, car telle on m’a jugée, bien que point ne sçache quel e ftoit mon crime. Et doncques soit mon trépas un message adressé au monde. Appro fchez-vous fort près, vous dicz-je, et safchez bien quel destin efchoit quiconque s’occupoit de ce qu’il n’entend point. »
Puis elle parut sourire en regardant le ciel au-dessus du village et en ajoutant : « Ce ftoit aussi valable pour toi, vieux fol. »
Après cet étrange blasphème, elle se tut. Elle se laissa bâillonner et garda une pose impérieuse, tandis qu’on boutait le feu au bois sec.
La foule s’approcha, et une ou deux personnes dans l’assistance commencèrent à se demander si, à la réflexion, ils avaient tellement bien agi.
Trente secondes plus tard, une explosion emporta le pré communal, balaya toute vie dans la vallée et fut visible jusqu’à Halifax.
On débattit beaucoup pour savoir si l’explosion avait été envoyée par Dieu ou par Satan, mais un billet — retrouvé par la suite dans le cottage d’Agnès Barge indiqua que l’éventuelle intervention divine ou démoniaque avait été appuyée d’un point de vue tactique par le contenu des jupons d’Agnès : avec une certaine prévoyance, elle les avait bourrés de quatre-vingts livres de poudre à canon et de quarante livres de clous de charpentier.
Derrière elle, sur la table de la cuisine, en plus d’une note demandant au laitier de ne plus passer, Agnès avait laissé un coffret et un livre. Des instructions précisaient ce qu’on devait faire du coffret, et d’autres directives décrivaient aussi clairement ce qu’on devait faire du livre ; il fallait le faire parvenir au fils d’Agnès, John Bidule.
Les gens qui le découvrirent – ils étaient originaires du village d’à côté et avaient été réveillés par l’explosion — envisagèrent de ne pas tenir compte des instructions et de se contenter de brûler le cottage ; puis ils regardèrent autour d’eux les feux disséminés alentour et les ruines criblées de clous, et changèrent d’avis. D'ailleurs, la note d’Agnès faisait des prophéties d’une douloureuse précision sur le sort des gens qui ne satisferaient pas à ses exigences.
L’homme qui avait porté la torche contre Agnès Barge était un Inquisiteur major. On retrouva son chapeau dans un arbre, à quatre kilomètres de là.
Son nom, brodé à l’intérieur sur un assez long morceau de ruban, était Vous-Ne-Commettrez-Point-L’Adultère Pulsifer, un des inquisiteurs les plus acharnés d’Angleterre. Il aurait pu tirer quelque satisfaction de savoir que son dernier descendant suivait pour l’heure une route qui le conduisait à son insu vers la dernière descendante d’Agnès Barge. Il aurait pu en conclure qu’une ancienne vengeance allait s’accomplir.