Au sens le plus strict, ce n’était pas non plus Shadwell qui dirigeait l’Adl. Selon les livres de comptes de Shadwell, le chef était un certain Inquisiteur général Smith. Ses subalternes étaient les Inquisiteurs colonels Green et Jones, et les Inquisiteurs majors Jackson, Robinson et Smith (aucun lien de parenté). Ensuite venaient les Inquisiteurs majors Poêle, Frigo, Lait et Placard, parce que, arrivée à ce point, l’imagination limitée de Shadwell commençait à peiner. Et les Inquisiteurs capitaines Smith, Smith, Smith, Smythe et Idem. Et cinq cents Inquisiteurs première classe, caporaux et sergents. Ils comptaient bon nombre de Smith, mais c’était sans importance : ni Rampa ni Aziraphale ne s’étaient donné la peine de lire la liste jusqu’au bout. Ils se contentaient de verser la solde.
Après tout, les deux versements additionnés atteignaient à peine les soixante livres par an.
Pour Shadwell, il n’y avait là rien de criminel. L’armée était une responsabilité sacrée et il fallait bien faire quelque chose. Les neuf pence de prime ne rentraient plus aussi facilement que dans le temps.
Samedi
C’était le samedi matin, très tôt, le dernier jour du monde, et le ciel était plus rouge que le sang.
Le commissionnaire de l’International Express négocia prudemment le virage à soixante-cinq à l’heure, repassa en seconde et se rangea sur l’herbe du bas-côté.
Il descendit de la fourgonnette et plongea immédiatement dans un fossé pour éviter un camion qui avait pris le virage à un bon cent trente de moyenne.
Il se releva, ramassa ses lunettes, les rechaussa, récupéra son paquet et son carnet à souches, débarrassa son uniforme des traces d’herbe et de boue, puis, comme si l’idée lui en venait seulement maintenant, brandit le poing en direction du camion qui diminuait rapidement à sa vue.
« Ça devrait pas être permis, saleté de camions, ça respecte pas les autres usagers de la route. Ce que je dis toujours, ce que je dis toujours, c’est : souviens-toi, mon gars, sans voiture, t’es rien qu’un piéton, toi aussic »
Il dévala l’escarpement herbu, enjamba une barrière basse et se retrouva au bord de la rivière Beurque.
Le commissionnaire de l’international Express longea les berges, le colis à la main.
Un peu plus loin sur la rive était assis un jeune homme, tout de blanc vêtu. Il n’y avait personne d’autre en vue. Il avait les cheveux blancs, la peau crayeuse et son regard remontait et descendait le cours de la rivière, comme s’il admirait le panorama. Il avait l’allure de ces poètes romantiques victoriens, juste avant que la tuberculose et l’abus de drogues commencent à vraiment faire sentir leur effet.
L’homme de l'International Express n’y comprenait rien. Enfin, quoi, dans le temps, et ce n’était pas si loin que ça, on voyait un pêcheur tous les dix mètres, le long de la berge. Les enfants jouaient là ; des couples d’amoureux venaient écouter les friselis et les gargouillis de l’eau qui coule, pour se tenir par la main, pour se sentir tout romantiques devant les couchers de soleil du Sussex. Il avait fait ça avec Maud, sa légitime, avant leur mariage. Ils y étaient venus s’y délasser, et, en une occasion mémorable, s'y enlacer.
Les temps changent, songea le commissionnaire.
Maintenant, des empilements blancs et bruns de mousse et de rejets descendaient avec majesté le cours de la rivière, la couvrant souvent sur des mètres à la ronde. Et aux endroits où la surface de l’eau était visible, elle était parée d’une moire monomoléculaire de dérivés pétroliers.
On entendit un lourd bruissement et un couple d’oies, soulagées d’être rentrées en Angleterre au terme d’un vol long et épuisant à travers l’Atlantique Nord, se posèrent sur l’eau lissée par l’irisation, pour couler sans laisser de traces.
C’est un drôle de monde, songea le commissionnaire. La Beurque, qui avait été la plus jolie rivière en cette partie du monde, n’était plus qu’un égout industriel haut de gamme. Les cygnes coulent à pic et les poissons remontent à la surface.
Voilà, c’est ça, le progrès. On n’arrête pas le progrès.
Il était arrivé près de l’homme en blanc.
« ’Scusez moi, m’sieur. Je cherche un certain M. Crayeux ? »
L’homme en blanc hocha la tête sans rien dire. Il continua d’admirer la rivière, suivant des yeux une spectaculaire structure d’écume et de détritus.
« Si beau, murmura-t-il. C'est si beau, bon sang. »
Le commissionnaire se trouva temporairement à court de mots. Puis il passa en automatique. « C'est un drôle de monde, y a pas à dire. C'est vrai, quoi : on parcourt la planète entière pour faire ses livraisons et voilà qu’on se retrouve pratiquement chez soi. Je veux dire, je suis né dans le coin, j’y ai été élevé, m’sieur, et j’ai été en Méditerranée, et à Des Moines, c’est en Amérique, m’sieur, et me voilà, et tenez, voilà votre paquet, m’sieur. »
Un certain M. Crayeux prit le colis, le carnet à souches, et signa le bon de livraison. Le stylo commença à perdre de l’encre pendant l’opération et la signature s’effaça au fur et à mesure qu’il la traçait. C’était un mot assez long, qui commençait par P, se poursuivait par un pâté, et se terminait par ence, peut-être, ou bien ution.
« Je vous remercie bien, m’sieur », fit le commissionnaire.
Il remonta le long de la berge en direction de la route encombrée sur laquelle il avait garé sa camionnette, tout en essayant de ne pas regarder la rivière.
Derrière lui, l’homme en blanc ouvrit le colis. À l’intérieur, il y avait une couronne – un anneau de métal blanc serti de diamants. Il la contempla quelques secondes, d’un air satisfait, avant de s’en coiffer. Elle scintilla sous les feux du soleil levant. Puis sa surface argentée, qui avait commencé à se ternir quand ses doigts l’avaient touchée, fut complètement envahie ; et la couronne vira au noir.
Blanc se leva. Un des avantages de la pollution atmosphérique, c’est qu’elle donne lieu à des levers de soleil prodigieux. On aurait dit que quelqu’un avait incendié les cieux.
Et une allumette négligemment jetée aurait incendié la rivière, mais hélas, le temps pressait. Dans son esprit, il savait où et quand se rencontreraient les Quatre, et il devait se hâter pour être là-bas dans l’après-midi.
Peut-être allumera-t-on un incendie dans les cieux, après tout, se dit-il. Et il quitta ce lieu, de façon presque imperceptible.
L’heure était presque arrivée.
Le commissionnaire avait laissé sa camionnette garée sur l’herbe du bas-côté, au bord de la nationale. Il regagna la portière du conducteur (avec prudence, car voitures et camions continuaient à jaillir du virage), passa la main par la vitre ouverte et prit la Liste sur le tableau de bord.
Bon. Plus qu’une livraison à faire.
Il lut attentivement les directives sur le bon de livraison.
Il les relut, en s’attachant particulièrement à l’adresse, et au message. L’adresse tenait en un seul mot : Partout.
Ensuite, avec son stylo qui fuyait, il rédigea un mot rapide à l’intention de sa femme, Maud. Il inscrivit seulement : Je t’aime.
Alors, il replaça la liste sur le tableau de bord, regarda à gauche, à droite, et encore à gauche, puis il entreprit de traverser la route d’un pas résolu. Il était parvenu au milieu quand un énorme bolide venu d’Allemagne surgit du virage, piloté par un chauffeur que la caféine, de petites pilules blanches et les règlements de la CEE en matière de transports avaient rendu fou.
Le commissionnaire le regarda s’éloigner.
Fichtre, songea-t-il. Il est pas passé loin, celui-là.
Puis il baissa les yeux vers le caniveau.
Oh, songea-t-il.
OUI, acquiesça une voix derrière son épaule gauche ou, du moins, derrière le souvenir de son épaule gauche.
Le commissionnaire se tourna, regarda et il vit. Tout d’abord, il ne trouva pas ses mots, il ne retrouvait plus rien. Et puis les automatismes de toute une vie professionnelle prirent les commandes, et il dit : « Un message pour vous, m’sieur.