« Il savait qu’il allait mourir, tu vois. Fallait que quéqu’un reprenne le flambeau. Comme toi, maintenantc » Il secoua la tête.
« V'là à quoi on en est réduit, mon gars, ajouta-t-il. Y a quéq’ siècles, on était puissants. On définissait la ligne de démarcation entre la lumière et l’ombre. La ligne bleue des Vosges, en quéqu’ sorte. Le feu rouge, quoi.
— Je croyais que les églisesc commença Newt.
— Peuh ! » repartit Shadwell. Newt avait déjà vu le mot écrit, mais c’était la première fois qu’il entendait quelqu’un le prononcer. « Les églises ? Qu’est-ce qu’elles ont jamais réussi à faire, les églises ? Elles sont pas mieux. En fait, tout ça, c’est le même commerce. Faut pas leur faire confiance pour éliminer le Malin, parce que si elles y arrivaient, faudrait qu’elles changent de boulot. Si tu pars affronter un tigre, t’as pas intérêt à t’encombrer de gonzes qui croient qu’on le chasse en lui jetant de la viande. Oh, que non, mon gars. On est seul sur ce coup. Contre les ténèbres. »
Tout fut tranquille pendant un instant.
Newt essayait toujours de voir le bon côté des gens, mais peu de temps après s’être enrôlé dans l’AdI, il avait eu l’impression que son supérieur et seul autre compagnon de lutte était aussi équilibré qu’une pyramide renversée. Par « peu de temps », nous entendons moins de cinq secondes. Le quartier général de l’AdI était une pièce fétide aux murs couleur nicotine, ce qui était probablement la nature du revêtement. Et au sol couleur cendre, ce qui était vraisemblablement le cas. Il y avait un petit carré de tapis. Newt évitait autant que possible de le fouler, car la surface faisait ventouse sous les semelles.
Sur un des murs était punaisée une carte jaunissante des îles Britanniques, avec, fichés çà et là, des drapeaux bricolés. La plupart se trouvaient dans un cercle centré sur Londres dont le rayon était défini par la distance qu’autorisait la réduction aller-retour en 24 heures des chemins de fer britanniques.
Mais Newt était resté à ses côtés au cours de ces dernières semaines, parce que, eh bien, parce que sa fascination horrifiée s’était changée en pitié horrifiée, puis en une espèce d’affection horrifiée. En personne, Shadwell mesurait environ un mètre cinquante, et il portait des vêtements qui, quelle que soit leur nature, vous restaient toujours en mémoire sous la forme d’un vieil imperméable. Si le vieil homme avait encore toutes ses dents, c’est que personne n’en aurait voulu ; avec une seule, posée sous l’oreiller, il aurait poussé la Petite Souris à rendre son tablier.
Apparemment, il ne vivait que de thé sucré, de lait condensé et de cigarettes roulées à la main, et d’une sorte de centrale interne de mauvaise humeur. Shadwell avait une Cause, qu’il défendait avec toutes les ressources de son âme et de sa Carte Vermeil. Il y croyait. Elle l’alimentait comme une turbine.
De sa vie, Newton Pulsifer n’avait jamais eu de cause. Et, pour autant qu’il s’en souvienne, il n’avait jamais cru à quoi que ce soit. C’était très gênant ; il aurait bien voulu croire à quelque chose car, pour lui, la foi était la bouée de sauvetage à laquelle s’agrippent les gens sur les océans déchaînés de l’existence. Il aurait aimé croire en un Dieu Suprême, encore qu’il eût préféré s’entretenir une demi-heure avec lui avant de s’engager sur quoi que ce soit, afin de préciser deux ou trois détails. Il était allé s’asseoir dans toutes sortes d’églises, en attendant un grand éclair bleuté qui n’était jamais venu. Ensuite, il avait tenté de devenir un véritable athée, mais il n’avait pas la foi inébranlable et autosatisfaite nécessaire. Tous les partis politiques lui avaient paru équivalents dans la malhonnêteté. Il avait laissé tomber les Verts quand le magazine d’écologie auquel il était abonné avait publié pour ses lecteurs le plan d’un jardin autonome, qui dépeignait la chèvre écologique attachée à son piquet à moins d’un mètre de la ruche écologique. Newt avait vécu pas mal de temps chez sa grand-mère, à la campagne, et pensait connaître assez bien les mœurs des chèvres et des abeilles. Il en conclut que le magazine était dirigé par une clique de zozos en salopettes. Et puis, ils utilisaient trop souvent le mot communauté; Newt avait toujours soupçonné les gens qui le prononçaient régulièrement de l’employer dans un sens très précis qui l’excluait, lui et tous les gens qu’il connaissait.
Après, il avait essayé de croire en l’Univers, ce qui semblait un terrain assez solide, jusqu’à ce qu’il commence à lire des livres récents dont les titres comportaient les mots chaos, tempsou quantique. Il avait découvert que même les gens dont l’Univers était, si l’on peut dire, le gagne-pain, n’y croyaient pas vraiment et s’enorgueillissaient, en fait, de ne pas être sûrs de sa nature exacte, ou même de son existence théorique.
Pour l’esprit pratique de Newt, c’était intolérable.
Newt n’avait pas cru aux louveteaux et, plus tard, quand il avait été assez grand, il n’avait pas cru aux éclaireurs non plus.
Cependant, il était prêt à croire que le travail d’employé au bureau des traitements à la Nationale de Groupement (Groupement) SA était sans doute le plus ennuyeux qui soit au monde.
Physiquement, voilà quel homme était Newton Pulsifer : s’il était entré dans une cabine téléphonique pour se changer, il aurait sans doute réussi à ressembler à Clark Kent, en sortant.
Mais il s’aperçut qu’il aimait bien Shadwell. C’était l’opinion générale, ce qui ulcérait Shadwell. Les Rajit l’aimaient bien : il finissait toujours par payer son loyer, c’était un locataire calme, et son racisme était si gauchement ostentatoire, si brouillon, qu’il en devenait inoffensif ; simplement, Shadwell haïssait tout le monde, sans distinction de milieu social, de couleur ou de croyance, et il n’allait pas commencer à faire des exceptions.
Madame Tracy l’aimait bien. Newt avait été stupéfait de découvrir que la locataire du deuxième appartement était une créature d’âge mûr à l’âme maternelle, que ses hôtes venaient voir autant pour prendre le thé et discuter gentiment que pour les vagues châtiments disciplinaires qu’elle pouvait encore leur infliger. Certains samedis soir, après avoir biberonné une demi-pinte de Guinness, Shadwell se plantait dans le couloir qui séparait leurs deux portes et braillait des choses comme : « Khââââtin eud’Babylone ! » mais elle avait confié à Newton qu’elle trouvait cela plutôt flatteur, bien que le lieu le plus proche de Babylone où elle soit jamais allée fût Torremolinos. C’était un peu de la publicité gratuite, disait-elle.
Elle ne lui en voulait pas non plus de cogner contre les murs en sacrant, durant ses séances de spiritisme, l’après-midi. Son genou faiblissait souvent et elle n’était pas toujours capable d’actionner le mécanisme frappeur, expliquait-elle, aussi quelques chocs sourds s’avéraient-ils bien utiles.
Le dimanche, elle lui laissait un petit repas sur le pas de la porte, couvert d’une seconde assiette pour le garder chaud.
On ne peut pas ne pas aimer Shadwell, ajoutait-elle. Mais pour les résultats qu’elle obtenait, elle aurait tout aussi bien pu jeter des miettes de pain dans un trou noir.
Newt se souvint des autres coupures de presse. Il les poussa en avant sur le bureau.
« Et c’est quoi ? s’enquit Shadwell, soupçonneux.
— Des phénomènes paranormaux. Vous m’aviez dit de m’intéresser aux phénomènes paranormaux. Ces temps-ci, il est plus facile de trouver des phénomènes que des sorcières, je le crains.
— Y a personne qu’a tiré des lièvres avec des balles d’argent et le lendemain, y a tout d’un coup une vieille qui boite ? s’enquit Shadwell, avec une pointe d’espoir.
— J’ai peur que non.
— Des vaches qui crèvent juste après qu’une fumelle les aye regardées ?
— Non !
— Bon, alors, c’est quoi ? » Shadwell alla d’un pas traînant jusqu’au placard marron poisseux et y prit une boîte de lait condensé.