L’employé de l' International Expresstoussota discrètement et présenta à la journaliste un carnet à souches usagé et un stylo bille en plastique jaune, attaché au carnet par une cordelette. «Il faut signer, Miss. Là. Vous écrivez votre nom en toutes lettres ici, et vous signez là.
— Mais bien sûr. » La Rouquine traça sur le reçu un paraphe indéchiffrable, puis elle écrivit son nom en toutes lettres. Ce n'était pas Carminé Zuigiber, mais un mot beaucoup plus court.
L’homme la remercia poliment et sortit, en marmonnant : « Très beau pays, messieurs, j’ai toujours eu envie de venir y passer les vacances, désolé de vous avoir dérangés, si vous voulez bien m’excuser, monsieurc » et il sortit de leurs vies avec autant de sérénité qu’il y était entré.
La Rouquine finit d’ouvrir son paquet. Les gens commencèrent à faire le cercle pour mieux voir. À l’intérieur, il y avait une grande épée.
Elle l’examina. C’était une épée toute simple, longue et acérée ; elle semblait à la fois ancienne et inutilisée ; et elle n’avait rien d’un ornement ni d’un objet destiné à impressionner les gens. Ce n’était pas une épée magique, une arme puissante aux pouvoirs mystiques. À l’évidence, on avait conçu cette arme pour trancher, couper, tailler en pièces et, de préférence, tuer ou, à défaut, mutiler de façon irréparable un très grand nombre de gens. D'elle émanait une aura indéfinissable de haine et de menace.
La Rouquine saisit la garde dans sa main droite impeccablement manucurée et la brandit devant ses yeux. La lame brilla.
« Ça y est !!! dit-elle en descendant de son tabouret. En - fin ! »
Elle termina son verre, posa son épée sur l’épaule et regarda autour d’elle les factions médusées qui, désormais, la cernaient complètement. « Désolée de devoir vous quitter, les p’tits gars, dit-elle. J’aurais été ravie de rester pour mieux vous connaître. »
Tous les hommes présents comprirent soudain qu’ils n’avaient aucune envie de mieux la connaître. Elle était belle, mais belle comme un incendie de forêt : d'une beauté qu’il vaut mieux admirer de loin, pas de trop près.
Elle tenait son épée et son sourire coupait comme une lame.
Il y avait pas mal de fusils dans la pièce. Lentement, en tremblant, les canons se braquèrent sur sa poitrine, sur son dos, sur sa tête.
Ils l’encerclaient complètement.
« Ne bougez pas ! » croassa Pedro.
Tout le monde opina.
La Rouquine haussa les épaules. Elle commença à avancer.
Tous les doigts se crispèrent sur les détentes, de façon presque indépendante. Le plomb et l’odeur de la cordite emplirent l’atmosphère. Le verre à cocktail de la Rouquine se brisa entre ses doigts. Les miroirs survivants de la salle explosèrent en éclats meurtriers. Une portion du plafond s’effondra.
Et tout fut fini.
Carminé Zuigiber se retourna et regarda les cadavres qui l’entouraient comme si elle n’avait aucune idée de leur origine.
Elle lécha une éclaboussure de sang – le sang de quelqu’un d’autre – sur le dos de sa main avec une langue de chat, très rouge. Puis elle sourit.
Et elle sortit du bar, ses talons sonnant sur le carrelage comme des marteaux dans le lointain.
Le couple de vacanciers émergea de sous la table et contempla le carnage.
« On serait allés à Torremolinos, comme d’habitude, ça ne serait pas arrivé, gémit la femme.
— Ce sont des étrangers, soupira son époux. Ce ne sont pas des gens comme nous, Patricia.
— En tout cas, c’est décidé. L’an prochain, on va à Brighton », conclut M rs Threlfall, qui n’avait pas pris conscience de l’importance de ce qui venait de se passer.
Cela signifiait qu’il n’y aurait pas d’an prochain.
Les chances pour qu’il y ait une semaine prochaine venaient d’ailleurs de se réduire sérieusement.
Jeudi
Il y avait quelqu’un de nouveau au village.
Les nouveaux étaient toujours source d’intérêt et de spéculations pour les Eux 19 , mais cette fois-ci, les informations qu’apportait Pepper étaient impressionnantes.
« Elle s’est installée au cottage des Jasmins et c’est une sorcière, dit-elle. Je le sais, parce que M rs Henderson, qui s’occupe du ménage, elle a dit à ma mère qu’elle était abonnée à un journal de sorcières. Elle reçoit plein d’autres journaux, mais il y en a un qui est spécial pour les sorcières.
— Mon père dit que les sorcières n’existent pas », déclara Wensleydale, qui avait les cheveux blonds et ondulés et qui considérait la vie d’un air sérieux, derrière d’épaisses lunettes à monture noire. On racontait qu’il avait jadis été baptisé Jeremy, mais personne n’utilisait ce prénom, pas même ses parents, qui l’appelaient Junior dans l’espoir subconscient qu’il comprendrait l’allusion ; Wensleydale donnait l’impression d’être né avec quarante-sept ans d’âge mental.
« Je vois pas pourquoi », fit Brian, dont le gros visage jovial portait une couche de crasse apparemment inaltérable. « Je vois pas pourquoi les sorcières auraient pas un journal à elles. Avec des articles sur les dernières nouveautés en matière de sorts et tout ça. Mon papa reçoit le Courrier du Pêcheur et je parie qu’y a davantage de sorcières que de pêcheurs.
— Ça s’appelle les Nouvelles Psychiques, déclara Pepper.
— Ce ne sont pas des sorcières, répondit Wensleydale. Ma tante y est abonnée. Ce sont des histoires de petites cuillères qu’on tord et de bonne aventure, et de gens qui croient qu’ils ont été la reine Élisabeth I redans une autre vie. D'abord, il n’y en a plus, des sorcières. Les gens ont inventé les médicaments, et tout, et on leur a dit qu’on n’avait plus besoin d’elles et on les a brûlées.
— Il pourrait y avoir des photos de crapauds, des trucs comme ça, persévéra Brian qui n’aimait pas laisser perdre une belle idée. Etc et des études sur la tenue de route des balais. Et une rubrique sur les chats noirs.
— Et puis, ta tante est peut-être une sorcière, fit Pepper. En secret. Elle serait ta tante le jour et elle irait faire la sorcière la nuit.
— Ça m’étonnerait d’elle, répondit Wensleydale, lugubre.
— Et des recettes, fit Brian. Comment accommoder les restes de crapaud.
— Oh, ta boîte ! » lui dit Pepper.
Brian ronchonna. Si Wensley lui avait dit ça, ils se seraient vaguement battus, en copains. Mais les autres Eux avaient appris depuis longtemps que Pepper ne s’estimait pas tenue par les règles tacites des bagarres entre copains. Elle savait donner des coups de pied et de dents d’une précision physiologique confondante pour une gamine de onze ans. De plus, à onze ans, les Eux commençaient à être troublés par la notion confuse qu’en portant la main sur cette bonne vieille Pep ils feraient évoluer la situation vers des territoires d’exaltation auxquels ils n’étaient pas totalement acclimatés. Sans compter le risque d’une baffe décochée avec la vivacité du serpent, du genre à étendre Karaté Kid pour le compte.
Mais c’était une bonne recrue. Ils se souvenaient avec fierté de la fois où Boule-de-Suif Johnson et sa bande s’étaient fichus d’eux parce qu’ils jouaient avec une fille. Pepper avait explosé avec une fureur qui avait fait se déplacer la mère de Boule-de-Suif le soir même pour se plaindre 20 .
Du point de vue de Pepper, ce mâle géant était un adversaire naturel.
Elle avait pour sa part des cheveux roux et courts ; quant à son visage, plutôt que de dire qu’il portait des taches de rousseur, mieux valait reconnaître que c’était une grande tache de rousseur ponctuée de quelques zones de peau claire.
Pepper se prénommait Pippin Galadriel Fille-de-Lune. On l’avait baptisée au cours d’une cérémonie qui s’était déroulée dans une vallée boueuse, entre trois brebis souffreteuses et quelques tipis en polyéthylène poreux. Sa mère avait choisi la vallée de Pant-y-Heguenn comme site idéal pour un Retour vers la Nature. (Six mois plus tard, dégoûtée de la pluie, des moustiques, des hommes, des brebis qui avaient piétiné les tipis et dévoré, d’abord toute la récolte de marijuana de la communauté, et ensuite son minibus antédiluvien, et commençant désormais à comprendre pourquoi toute l’histoire de l’humanité se résumait à une tentative de s’éloigner le plus possible de la Nature, la mère de Pepper avait regagné Tadfield, à la surprise des grands-parents de Pepper, s’était acheté un soutien-gorge et s’était inscrite en fac de sociologie avec un profond soupir de soulagement.)