– Pardon, désolé, excusez-moi, je…
Il se rua sur le parvis du Four Seasons. Là, il repéra un portier, sanglé dans un uniforme sombre, orné de boutons dorés, qui aidait une famille à décharger ses valises.
Pour une fois, ne te pose pas de questions…
Le moteur du véhicule tournait encore. En une fraction de seconde, Romuald s’installa sur le siège conducteur et accéléra brutalement. La portière se referma tandis que le SUV abandonnait quelques traces de gomme dans un hurlement de pneus.
23
La ligne de cœur
Qui pourrait ne pas frémir en songeant aux malheurs que peut causer une seule liaison dangereuse.
CHODERLOS DE LACLOS
Lorsqu’il déboucha sur l’avenue, Romuald avait le pick-up bordeaux dans son champ de vision. Dans sa poche, il entendait le grésillement des hurlements d’Emma, toujours en communication. Il replaça le téléphone à son oreille.
– Tu arrêtes cette voiture et tu reviens tout de suite à l’hôtel ! cria Emma.
Elle marchait à pas rapides, bousculant les passants de Boylston Street pour rejoindre l’hôtel.
– Tu comprends ce que je te dis ?
– C’est notre seule piste concrète !
– Tu roules dans un véhicule volé et tu ne sais pas conduire !
– Si, je sais !
– Tu vas provoquer un accident et te retrouver en taule !
– Pas question de laisser tomber.
Cette fois, Romuald lui raccrocha au nez.
Pour la première fois depuis leur rencontre, Emma prit vraiment conscience des dangers qu’elle faisait courir à l’adolescent. En l’entraînant sans réfléchir dans son enquête, elle n’avait pensé qu’à elle. À présent, elle était terrifiée par son inconscience, mais il était trop tard : elle avait perdu tout contrôle sur le jeune Français.
Elle pénétra dans le hall du Four Seasons et se dirigea vers les ascenseurs. Il fallait qu’elle se calme. Qu’elle se ressaisisse. Qu’elle renoue le dialogue avec l’adolescent. Elle composa de nouveau son numéro. Il décrocha.
– Tu es là, tête de blatte ? Bon, écoute, c’est d’accord. Suis ce type. Mais je t’ordonne de conduire prudemment et de ne pas te faire repérer, ni par lui ni par les flics. Tu ne prends aucun risque et tu ne descends de voiture sous aucun prétexte, c’est compris ?
– Oui, maman.
– Et tu ne me raccroches plus jamais au nez !
Le téléphone de Romuald émit un signal sonore strident. Le garçon regarda l’écran : le symbole signifiant l’état de charge de sa batterie affichait seulement 7 % d’autonomie.
Il eut envie de s’arracher les cheveux. Comment lui, qui passait sa vie entre téléphone et ordinateur, avait-il pu être si négligent ?
– Je n’ai plus beaucoup de batterie, se désola-t-il. Je vous rappelle dès qu’il y a du nouveau.
*
Emma entra dans la suite en rage contre elle-même, écrasée par la culpabilité et l’impuissance. À part prier, elle ne pouvait plus rien faire pour aider Romuald.
Elle lutta pour ne pas se laisser submerger par les émotions. Le geek avait quitté la chambre dans la précipitation, laissant ses écrans allumés et ses applications actives. Elle s’installa dans son fauteuil et regarda devant elle. Au moment de partir, Romuald était en train de fouiller dans les archives du Wall Street Journal. Il avait ouvert dans une fenêtre un des nombreux articles que le quotidien économique avait consacrés à Nick Fitch. Ce n’était pas un papier récent : daté de 2001, l’article avait tout juste la longueur d’une dépêche d’agence, mais son contenu était intéressant.
L’Affaire Nick Fitch
Alors que son produit vedette, Unicorn, vole de succès en succès, l’entreprise Fitch Inc. a-t-elle encore un capitaine à son bord ?
« Qu’arrive-t-il à Nick Fitch ? » La question est sur toutes les lèvres dans la Silicon Valley. L’absence prolongée du cofondateur et premier actionnaire au siège de la société commence en effet à intriguer.
Pire : depuis deux mois, comme un écolier paresseux, Fitch a en effet « séché » l’assemblée générale ainsi que la présentation des nouveaux produits aux développeurs.
Une absence inhabituelle pour ce bourreau de travail qui suscite l’inquiétude des investisseurs et fait plonger le cours du titre en Bourse.
Interrogé à ce sujet, l’attaché de presse du groupe a assuré dans un communiqué laconique que « tout allait bien » dans la vie de Nick Fitch, que ce dernier avait seulement souffert d’une mauvaise bronchite et qu’il serait de retour à son poste très prochainement.
Emma cliqua sur d’autres liens du site. Apparemment, Fitch était bien revenu à son poste les jours suivants. Les cours de Bourse de l’entreprise avaient repris leur envolée vertigineuse et l’information s’était peu à peu perdue dans les mémoires et dans les méandres d’Internet.
Emma relut la fin de l’article.
Une mauvaise bronchite ? Tu parles…
Elle secoua la tête et ferma les yeux pour se concentrer.
Et si Nick avait réellement été malade ?
Peu à peu, certains blancs se comblaient.
La maladie, le sang, la médecine, la santé…
Autant d’éléments qui, comme des perles, s’ajoutaient désormais au fil d’Ariane qui la menait progressivement à la résolution de son enquête.
Emma ouvrit les yeux et regarda les autres écrans.
L’Intranet de l’hôpital…
Elle s’approcha du clavier et s’empara de la souris. Il lui fallut cinq bonnes minutes et plusieurs manipulations pour comprendre comment accéder aux dossiers des patients et y faire une recherche par mot-clé.
Elle tapa d’abord « Nick Fitch ».
Aucune réponse.
Tu rêves, ma fille…
Elle tenta alors une nouvelle requête : « Groupe + Helsinki ».
Le dossier d’un patient s’afficha sur l’écran.
Elle sentit son cœur s’emballer. Jamais elle n’avait été aussi proche de la vérité.
Il s’agissait d’un certain P. Drake, actuellement hospitalisé en cardiologie dans l’antenne de Jamaica Plain.
Elle cliqua pour ouvrir le fichier. Dès qu’elle lut le prénom du malade, les pièces du puzzle se mirent en place dans son esprit.
L’homme s’appelait Prince Drake.
Prince Dark, Dark Prince : le Prince Noir…
C’était Nick Fitch. L’homme d’affaires était actuellement hospitalisé à Boston dans le service de cardiologie de Kate !
Abasourdie par cette découverte, aussi fébrile qu’excitée, Emma se mit à parcourir le dossier médical avec attention. Elle y passa du temps, mais en comprit l’essentiel. Et ce qu’elle en déduisit la pétrifia.
Fitch était né avec un ventricule unique : une grave malformation cardiaque congénitale qui empêchait la bonne oxygénation de son sang, faisant de lui un « bébé bleu » : un enfant cyanosé qui n’était pas certain d’atteindre l’âge adulte.
À huit ans, il avait subi une intervention palliative pour améliorer son oxygénation sanguine, suivie de deux nouvelles opérations à cœur ouvert sept ans et dix ans plus tard.
Si ces interventions avaient eu le mérite de le maintenir en vie, elles n’avaient fait que retarder l’échéance : tôt ou tard, pour continuer à vivre, il aurait besoin qu’on lui greffe un nouveau cœur. Une greffe quasi impossible vu son groupe sanguin exceptionnellement rare, ce fameux groupe Helsinki. À quarante-deux ans, Nick Fitch était donc une sorte de miraculé. Pendant des années, dans la plus grande confidentialité, il avait fait l’objet d’une surveillance médicale minutieuse. Il s’était sans doute accroché à la vie avec une volonté de fer et une bonne dose de chance. Mais aujourd’hui, son cœur était en train de lâcher.