James ELLROY
Le lendemain
23 décembre 2010
9 heures du matin
La neige avait fondu. L’air était sec et froid, mais un soleil glorieux triomphait dans le ciel bleu métallique de Boston.
Emma souffla dans ses mains pour se réchauffer. Une buée lumineuse sortit de sa bouche et s’éleva devant ses yeux avant de se dissoudre dans l’air.
Depuis dix minutes, elle faisait les cent pas devant les portes d’entrée du Heart Center, guettant la fin de la garde de Kate. Elle réprima un bâillement. La nuit avait été agitée, mais, malgré le manque de sommeil, ses idées étaient claires. Hier, sous le choc de la lecture de l’article de journal annonçant son suicide, elle avait perdu la raison et basculé dans un délire quasi criminel. Elle en avait honte aujourd’hui, mais c’était ainsi : le poids terrible de sa solitude faisait parfois ressortir ce qu’il y avait de pire en elle. Un sentiment brûlant d’injustice, une jalousie qui la consumait et l’entraînait vers les pensées les plus sombres. Mais elle n’était pas une meurtrière, juste une cruche en manque d’amour qui avait voulu s’accrocher un peu trop longtemps à une histoire condamnée d’avance.
L’intervention de Matthew et sa mise en scène avec Clovis avaient joué comme un rappel à l’ordre pour lui faire reprendre pied avec la réalité et, ce matin, elle était bien décidée à écouter la voix de la raison. Elle trouverait une solution pour éviter le funeste accident de Kate le 24 décembre. Elle avait passé la nuit à réfléchir à un moyen imparable d’empêcher le carambolage. Pour l’instant, aucune idée simple ne s’était imposée, mais elle avait encore du temps.
Le froid engourdissait ses membres. Elle trépigna sur place pour se réchauffer. Un grand camion de collecte de sang orné du sigle de la Croix-Rouge stationnait au milieu du parking. Installé un peu plus loin, un chariot métallique ambulant proposait des boissons chaudes et des bretzels. Emma se mit dans la queue pour commander un thé lorsqu’elle aperçut Kate qui franchissait les portes automatiques pour quitter le bâtiment. Téléphone portable à l’oreille, la jeune chirurgienne avait gardé son uniforme hospitalier dont des morceaux d’étoffe bleu pâle dépassaient de son caban sombre.
Avec Emma dans son sillage, Kate dévala les marches du perron, traversa le parking d’un pas rapide et quitta l’enceinte hospitalière. Emma la suivit jusqu’à la station Hubway de Cambridge Street qui proposait un système de vélos en libre-service. Apparemment, Kate était une habituée de ce genre de transport. Elle sortit sa carte d’abonnement et enfourcha une bicyclette.
Pendant que Kate enfilait ses gants, enfonçait son bonnet et nouait son écharpe, Emma paya au distributeur automatique les six dollars pour se procurer une casual membership cardqui lui permit à son tour d’emprunter un vélo. Elle attendit que Kate donne ses premiers coups de pédale pour se placer dans sa roue, gardant une distance raisonnable pour ne pas la perdre des yeux tout en évitant de se faire remarquer.
Les cinq cents premiers mètres se résumaient à faire en sens inverse le chemin qu’elle avait effectué la veille. Tout en se cramponnant d’une main à son guidon, Emma remonta ses chaussettes sur son pantalon pour éviter que l’air glacial ne s’engouffre jusqu’à ses mollets. Au croisement d’Hanover Street, la chirurgienne ne prit pas la rue qui partait vers le quartier italien, mais longea le City Hall avant de s’engager dans l’artère qui menait au Faneuil Hall et au Quincy Market. Au prix d’une conduite sportive et de quelques infractions, elle parvint à s’extraire assez rapidement de cette zone touristique. Au niveau de Columbus Park, elle remonta un long sens unique, évitant astucieusement les bouchons, puis roula allègrement sur les trottoirs pour s’échapper vers le port et la façade maritime de la ville. Il était à peine 9 h 20 lorsqu’elle gara son vélo à l’extrémité du Long Wharf, en face de la devanture noire de ce qui ressemblait à un pub irlandais.
Emma stoppa sa bicyclette cinquante mètres avant d’arriver au bout de la jetée. Pouvait-elle prendre le risque de suivre Kate dans le bar ? Elle stabilisa le vélo contre un lampadaire, attrapa le câble en acier de l’antivol pour en entourer le pylône avant de le fixer dans son point d’attache. Elle parcourut à pied les quelques mètres qui la séparaient du front de mer.
Dans ses années fastes, le Long Wharf avait été le quai principal d’un des ports de commerce les plus animés du monde. Aujourd’hui, la rade s’était transformée en une élégante marina aux rues pavées bordées de restaurants et de cafés. C’était surtout le point de départ des ferrys qui desservaient les nombreuses îles de la baie de Boston et les villes de Salem et de Provincetown. Arrivée au terme de la promenade en bois, Emma mit sa main en visière pour ne pas être éblouie. Le soleil était levé depuis deux heures et commençait à être haut dans le ciel, déversant une pluie d’étoiles aveuglante à la surface de l’océan. La vue était à couper le souffle : les mouettes, le vent, les vieux bateaux qui voguaient sur les flots, l’ivresse de l’infini. Et l’air du large qui revigora la jeune femme et lui donna le courage de pénétrer dans le pub.
*
Poutres au plafond, murs lambrissés, vitraux, jeux de fléchettes et lumière tamisée : le décor rustique du Gateway était typique et chaleureux. Le soir, l’endroit devait s’animer au son de la musique traditionnelle et des pintes de Guinness qui s’entrechoquent, mais le matin, c’était un café convivial et tranquille qui servait des petits déjeuners aux travailleurs du port. Emma plissa les yeux et mit un moment à repérer Kate, assise seule dans un box au fond de la salle devant une tasse de café.
Un écriteau indiquait de passer sa commande avant d’aller s’asseoir. Emma patienta derrière un colosse en chemise de bûcheron et bonnet de marin qui repartit quelques secondes plus tard avec un plateau débordant de fish and chips, de bacon, de saucisses et d’œufs frits. Elle se contenta d’un thé et de toasts et alla s’asseoir à son tour sur la banquette de l’un des box près de la table de Kate. Qu’est-ce que la chirurgienne faisait dans cet endroit après avoir travaillé toute la nuit ? Pourquoi n’était-elle pas rentrée directement chez elle après sa garde ?
De son poste d’observation, Emma la devinait fatiguée, le visage marqué par l’inquiétude. Les yeux en mouvement, Kate lançait des regards incessants tantôt sur l’écran de son téléphone, tantôt sur la porte d’entrée. Visiblement, elle attendait quelqu’un, et ce rendez-vous n’était pas anodin. Emma s’étonna de ce changement. La mère de famille séduisante et épanouie qu’elle avait suivie la veille avait cédé la place à un être rongé par l’angoisse qui triturait ses mains avec fébrilité.
Elle se força à tourner la tête pour que son regard ne se fasse pas trop insistant, et grâce au reflet du miroir mural, elle ne perdit pas une miette des gestes de la chirurgienne. Kate sortit une lingette de son sac ainsi qu’un poudrier. Elle nettoya son visage, se remaquilla nerveusement, arrangeant quelques mèches que sa course à vélo avait libérées de son chignon. Puis elle se leva et s’éclipsa en direction des toilettes.
Emma comprit qu’elle devait agir. Kate avait emporté avec elle son sac à main et son téléphone, mais laissé son caban sur la banquette. Emma respira profondément avant de se lancer. Elle se leva calmement et fit quelques pas comme si elle se dirigeait à son tour vers les toilettes, mais au dernier moment elle s’arrêta devant la table de Kate. En priant pour que personne ne regarde vers elle à ce moment-là, elle fouilla les poches du manteau. Sa main se referma sur quelque chose de froid et de métallique. Un trousseau de clés.