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— Encore un raseur, se dit Fandor, qui vient me demander une recommandation.

Le journaliste bouillait d’impatience à l’idée qu’il perdait des minutes précieuses, et qu’il lui faudrait singulièrement écourter son dîner s’il ne voulait pas manquer le rapide.

Néanmoins, désireux d’être poli :

— Veuillez vous asseoir, monsieur, dit-il, je vous écoute.

Le caporal Vinson parut très ému.

— Ah ! monsieur, commença-t-il, excusez-moi d’être venu vous déranger, mais je tenais à vous dire… à vous connaître… à vous exprimer… combien j’apprécie votre talent, votre façon d’écrire… comme j’aime les idées que vous exprimez dans le journal !… Ainsi, votre dernier article, si juste, si… charitable…

— Vous êtes bien aimable, monsieur, interrompit Fandor et je vous remercie ; mais si cela ne vous fait rien, nous pourrions prendre rendez-vous pour un autre jour car je suis très pressé et…

— Ah, monsieur, ne me chassez pas ! Si je me tais aujourd’hui, je n’aurai plus le courage de parler… et pourtant il le faut…

— Eh bien, monsieur, causons.

— Monsieur Fandor… hurla alors Vinson, je suis un traître !

Encore qu’il fût loin de s’attendre à cette déclaration, aussi brutale que surprenante, Fandor ne broncha pas ; il avait l’habitude de ces cas bizarres où les coupables éprouvent le besoin de faire leur profession de foi devant des gens qu’ils n’ont jamais vus, alors qu’ils se garderaient rigoureusement de révéler quoi que ce soit à des intimes.

Fandor se leva lentement de la chaise qu’il occupait, s’approcha du militaire, et lui mit cordialement les mains sur les épaules, l’obligea à s’installer de nouveau dans le fauteuil dont il venait de sortir :

— Remettez-vous, monsieur, je vous en prie, dit-il.

Une réaction se produisait, de grosses larmes coulaient sur les joues hâlées du caporal, et Fandor le considéra, ne sachant quelle consolation apporter.

— Oui monsieur, c’est à cause d’une femme… et puis vous comprenez cela… vous qui écrivez des articles où vous dites qu’il faut prendre en pitié les malheureux comme moi… car on est malheureux lorsqu’une femme vous tient et qu’on manque d’argent… Et puis, avec ces gens-là… lorsqu’on est embarqué dans leurs affaires, on est foutu… il faut obéir… et toujours ils en demandent plus… Ah ! monsieur, quel épouvantable désastre que la mort du capitaine Brocq… voyez-vous, moi… si je suis devenu traître… c’est de leur faute… Ah ! monsieur, vous ne savez pas ce que c’est que d’avoir pour maîtresse une femme comme… celle que j’aime, une femme comme…

Fandor articula :

— Comme Bobi…

Mais il n’acheva pas. Vinson le regardait interloqué, ces premières syllabes ne le frappaient point et il semblait fort surpris, à la façon de quelqu’un qui les aurait entendues prononcer pour la première fois.

Fandor, pour dissimuler son embarras, se gratta la gorge, puis, très vite reprit :

— Je vous demande pardon de vous avoir interrompu, vous disiez donc… une femme comme ?…

— Une femme comme Nichoune !… Nichoune !… ma maîtresse !… ah ! monsieur, tout Châlons sait ce qu’elle vaut. On connaît la méchanceté de cette rosse, et cependant… il n’y a pas un homme qui n’ait voulu…

— Mais mon brave caporal, pourquoi diable me racontez-vous tout cela ?

— Mais, monsieur, parce que… parce que… parce que j’ai juré de tout vous dire avant de mourir !

— Fichtre ! observa Fandor, que comptez-vous donc faire ?

Le caporal, sur un ton de fermeté qui contrastait avec son attitude affolée jusqu’alors, répondit simplement :

— Je compte me tuer.

Désormais, c’était Fandor qui, loin de vouloir aller prendre son train, insistait près du militaire pour obtenir de lui des détails complémentaires sur l’existence de Vinson.

Le caporal Vinson se trouvait depuis quinze mois au service. Fils d’une veuve qui tenait une petite librairie à Levallois-Perret, il avait été des premiers conscrits que touchait la nouvelle loi de deux ans et le recrutement l’avait envoyé au 214 ede ligne, en garnison à Châlons.

Ses classes terminées, il avait obtenu les galons de caporal, et, vu sa belle écriture, eu égard également à la protection d’un commandant, il avait passé dans les bureaux de la Place, en qualité de secrétaire. Vinson était fort satisfait de sa nouvelle situation, car le jeune homme, élevé dans les jupes de sa mère et dont toute l’adolescence s’était passée pour ainsi dire derrière le comptoir de la librairie, avait beaucoup plus le tempérament d’un bureaucrate que celui d’un homme actif. Le seul sport qu’il pratiquait avec plaisir, c’était la bicyclette et le seul luxe qu’il se permettait, c’était la photographie.

Un dimanche soir, entraîné par ses camarades, il était allé au Café-Concert de Châlons.

Vinson fréquentait quelques sous-officiers un peu plus riches que lui… Sans être des prodigues, ces jeunes gens avaient la dépense assez facile, et à maintes reprises déjà, Vinson, pour ne pas être en reste avec eux, avait sollicité et obtenu de sa mère des envois d’argent.

Ce soir-là, après le concert, on avait invité quelques chanteuses de l’établissement à venir souper en cabinet particulier et Vinson, au cours de la fête, s’était trouvé attiré, séduit par une grande fille aux cheveux teints, aux joues émaciées, aux yeux brillants et dont l’allure faubourienne et parigote l’avait subjugué.

Vinson, de son côté, visiblement ne faisait pas une mauvaise impression sur la chanteuse. La conversation s’était prolongée fort avant. Vers quatre heures du matin, le caporal et la chanteuse se retrouvaient la tête surchauffée, légèrement grisés par les alcools, sur le boulevard désert de Châlons, alors que le jour pointait. La permission de Vinson n’expirait que le lendemain soir ; Nichoune lui avait offert l’hospitalité de sa chambre meublée… Ensuite ils avaient vécu l’aventure classique et lamentable de ces amants et maîtresses unis dans la débauche par le hasard, et qui se croient liés l’un à l’autre par une chaîne indissoluble.

La chanteuse avait harcelé le caporal de ses demandes d’argent.

Peu à peu, la mère de Vinson avait mis le holà aux dépenses et le caporal, incapable de rompre avec Nichoune, commença à s’endetter dans la ville…

— Il m’arrivait quelquefois, lorsque, à la suite d’une dispute, j’avais momentanément quitté Nichoune, ou lorsque je savais qu’elle recevait un amant, de partir la rage au cœur. Un certain samedi, enfourchant ma fidèle bécane pour abattre des kilomètres sur la grande route poudreuse qui longe le camp, je fis une course rapide, puis m’étant assis à l’ombre d’un arbre, le long d’un fossé, je commençais à m’endormir. Un cycliste, dont le pneumatique était crevé, me demanda de lui prêter ma trousse pour le réparer, et tandis que la dissolution séchait, nous causâmes. C’était un homme d’une trentaine d’années, élégamment habillé. À la façon dont il s’exprimait, on sentait que l’on avait affaire à un homme du monde.

« Il voyageait, me disait-il, en touriste, et visitait précisément les environs de Reims et de Châlons…

« — Pas bien pittoresque le pays ! lui dis-je…

« — C’est intéressant… dit-il, par exemple les routes sont compliquées !…

« Je me mis à rire, et comme il insistait sur la difficulté qu’il éprouvait à se diriger dans la région, je lui offris de regarder avec moi la carte d’État-Major dont j’avais un exemplaire dans ma vareuse… Ah ! monsieur… comme Alfred jouait bien la comédie ! je ne vous ai pas encore dit qu’il s’appelait Alfred ou, du moins, qu’on le désignait sous ce nom-là ? le seul que j’aie d’ailleurs jamais connu… ah, monsieur !

« Il parut absolument stupéfié à la vue de cette carte, cependant très ordinaire et prétendit me l’acheter à toute force. Moi je ne voulais pas, il m’en proposa cinq francs. Comme je m’étonnais qu’il n’attendît point d’être à Châlons, où il pourrait se procurer la même moyennant vingt sous, Alfred me déclara :

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