— Il n’y a pas de temps à perdre, disait Juve énigmatiquement. Monsieur de Parcelac, rentrez au Comptoir National, interrogez les garçons de banque qui accompagnaient vos deux malheureux employés. Vous, monsieur Masson, ne vous tourmentez pas trop, tout cela s’éclaircira, je pense. Oui, vraiment, il faut se féliciter que l’aventure d’avant-hier n’ait pas été plus tragique !
Juve, tout en parlant d’une voix blanche, très émue, traversait à grands pas les cours de l’Hôtel-Dieu et gagnait la sortie :
— Pourquoi allez-vous si vite maintenant ? Où courez-vous ? demanda Parcelac.
— Excusez-moi, je ne peux pas vous renseigner en ce moment. Vous dire ce que je pense serait fou… Non, non, c’est impossible ! N’insistez pas, mais je vous verrai ce soir.
Juve tendit la main et prit congé du directeur du Comptoir National.
Un taxi-auto passait, le policier le héla :
— À la gare Saint-Lazare, ordonna-t-il, et vite, vite ! Il faut que je prenne le train de Vernon à onze heures sept.
— Un coup pareil, se disait Juve, il n’y a que lui pour oser le tenter.
Puis, quelques instants après il ajoutait :
— Mais non, je deviens fou, c’est impossible…
23 – FANTÔMAS SE RÉVÈLE
Tandis que Juve se débattait ainsi depuis deux jours au milieu d’alternatives de doutes et d’angoissants problèmes, que faisait Fandor ?
Déguisé en domestique à son tour, il avait pris le train pour Vernon.
Il descendit à la petite station et, mélancolique, tête baissée, les mains derrière le dos, la cigarette aux lèvres, Fandor avançait à travers les champs, constatant que plus il allait, plus la terre se faisait boueuse, plus ses souliers jaunes se tachaient, s’écorchaient.
« Et allez donc, se disait le journaliste, Juve est décidément le plus intelligent des amis, le plus gracieux des policiers, le plus excellent des fumistes à froid. En ce moment il y a du soleil, mais tout à l’heure, il va pleuvoir à verse. Ça ne fait rien. Avançons toujours. »
Fandor tirait derrière lui d’énormes mottes de terre glaise accrochées à ses souliers.
— Avec ça que le pays est charmant, murmurait-il, tranquille comme pas un et que, de plus, je suis parfaitement renseigné sur les motifs qui ont voulu que Juve m’envoie ici.
Il s’avançait encore de quelques pas, en silence, puis s’arrêta pour souffler.
— Ils sont piteux, mes godillots jaunes, remarquait-il, absolument piteux. C’est au meilleur compte trente francs de fichus. Je me les ferai rembourser par Juve.
Cette constatation faite, Fandor se remit en marche, ajoutant en riant :
— Il est vrai que maintenant, Juve est domestique, et que, par conséquent, je n’ai pas à me gêner. Si mon pantalon est crotté ce soir, je prierai tout simplement cet excellent larbin de me donner un coup de brosse numéro un, et au besoin je l’engueulerai.
Sur ce, Fandor qui avançait toujours dans le champ à la terre grasse, s’arrêta une seconde fois :
— Fichu pays, maugréait-il, ça ne vaut pas l’asphalte du boulevard.
L’horizon était formé d’une série de coteaux bleuâtres au bas desquels une rangée de peupliers droits et minces laissait deviner le passage de la Seine. À gauche, se trouvaient les toits rougeâtres ou gris en tuile ou ardoise de Vernon. À droite, c’était l’infini de la campagne déserte.
— Épatant, constata Fandor. Si j’étais peintre, je peindrais, si j’étais dessinateur, je dessinerais, si j’étais photographe, je photographierais, mais comme je suis simplement fumeur, je vais tout simplement fumer.
Fandor tira de sa poche un étui à cigarettes, y choisit un mince rouleau de tabac qu’il alluma, et reprenant sa marche :
— S’agit de s’orienter, murmura-t-il, et d’imiter à moi tout seul les manœuvres savantes d’un corps d’armée en campagne.
Un instant il se tut, puis il reprit, railleur :
— Première manœuvre, rassemblement. Ça va, je suis rassemblé. Ainsi, un rassemblement, cela suppose un but quelconque. La distribution des ordres, voyons, quels sont les ordres ?
Fandor qui semblait faire un violent effort de mémoire, éclata de rire tout seul :
— Ça, songeait-il, ça n’est pas difficile de s’en souvenir ! Les ordres sont simples, clairs, nets et précis, Juve m’a dit sans aucune cérémonie : « Fous le camp à Vernon, surveille les Ricard, emboîte-leur le pas au besoin, il faut éviter qu’ils se débinent. »
En prononçant ces paroles, Fandor fronçait les sourcils.
— En effet, reprit-il, c’est clair, net et précis, mais c’est bougrement obscur tout de même, et vague en diable. Pourquoi Juve est-il venu me dire cela habillé en domestique ? Quel doit être au juste mon rôle ? Et puis pourquoi faut-il surveiller les Ricard ? Ils ne sont plus coupables de rien, en somme, ces bonnes gens-là, puisque l’hypothèse de Juve était la bonne, puisque l’oncle Baraban, à cette heure, est retrouvé, bien retrouvé, et pas plus mort que moi.
Fandor réfléchissait et, ne trouvant pas d’explication au problème qui l’intriguait, il finit par hausser les épaules.
— Après tout je m’en fiche, conclut le jeune homme, je n’ai à m’occuper que de ma consigne, et de rien autre. Il paraît que je dois surveiller les Ricard. Surveillons-les. J’ai ordre de les empêcher de se débiner, donc, s’ils veulent se débiner, je les en empêcherai.
Ces résolutions arrêtées, Fandor chercha comment les mettre à exécution.
— Autre manœuvre, corps d’armée en campagne, se murmura-t-il. Il convient qu’en présence de l’ennemi, les troupes s’efforcent de se dissimuler. Pour cela, elles défileront derrière les accidents de terrain. Donc, défilons-nous.
Fandor, en même temps qu’il parlait, se penchait, et, avec de grandes précautions, profitant de l’abri d’une meule élevée à quelque distance, marchant dans son prolongement, avança encore.
— La maison des Ricard, dit-il, c’est la baraque que je vois là-bas, à cent mètres devant moi. J’ai eu une riche idée, par parenthèses, de ne pas aller tout bêtement me poster devant elle. On m’aurait remarqué. J’ai très bien fait de passer à travers champs et d’arriver par-derrière, d’autant que ce petit bois va m’offrir, à moins de vingt mètres, une cachette de qualité supérieure.
Les accidents de terrain étaient, en effet, favorables au dessein de Fandor, et le journaliste, habile comme d’ordinaire, en profitait à merveille.
Fandor se coulait sans faire de bruit entre des haies, des arbres, de petits sentiers. Il atteignit sans encombre le bouquet d’arbres dont il avait, de loin, décidé de se faire un poste d’observation.
Fandor n’avait point menti en disant que les instructions de Juve, si nettes et si précises qu’elles fussent, comportaient cependant d’étranges obscurités.
Surveiller les Ricard, c’était bien ! Les empêcher de fuir, c’était plus délicat.
— Le cas échéant, pensait Fandor, je me demande ce que je ferai. En somme, je n’aurais aucun droit d’empêcher ces gens de partir en Belgique, si la fantaisie leur en prenait.
Mais Fandor, malgré tout, se rassura à ces mots.
— Bah, songeait-il encore, si Juve m’a envoyé ici, c’est évidemment qu’il redoute ou qu’il espère quelque chose d’important et de grave. S’il ne m’a pas donné d’explications plus détaillées, c’est qu’il estime que les circonstances me dicteront clairement la conduite à suivre. Dans ces conditions, j’aurais tort de m’inquiéter.
Fandor s’installa dans le petit bois, le plus confortablement qu’il put. Il commença par déployer à terre un journal, posa son chapeau sur ce journal, s’étendit sur la mousse, tira des allumettes, des cigarettes et, tranquillement, en fumant, en jouissant de la grande paix de la campagne, commença à monter la garde derrière la maison des Ricard.
— Ce que je voudrais savoir, songeait-il, c’est le temps que je vais avoir à passer ici. M’en irai-je à midi, à cinq heures, à sept heures, à minuit ? Sacré bon sang ! J’espère tout de même que Juve viendra me relever un de ces jours, sans quoi je prendrai racine. D’autant que la mousse est joliment mouillée et que j’ai quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour faire, le mois prochain, un usage immodéré de pastilles contre le rhume.