La voix qui parlait ainsi était lointaine, étouffée. Elle semblait provenir de l’intérieur du quai, elle tremblait un peu.
Le fuyard répondit, sans hausser le ton :
— Complet à l’intérieur sans doute, mais à l’impériale c’est à volonté !
Il y eut dans la nuit un grincement sinistre. Avec peine, on repoussait la porte.
Le personnage, qui était toujours agrippé au quai, donna un violent coup de reins et, lâchant les mains, se glissa à l’intérieur de l’égout.
Il bruinait à ce moment fortement. L’homme était trempé. De plus, ses yeux encore pleins d’ombre clignotaient à la lumière ; il chancelait, étourdi…
Dans l’égout, il faisait tiède. C’était la température moite des caves où s’entassent de trop nombreux individus. Cela sentait d’horribles relents de misère et de saleté. Qu’importait, cependant ?
Le personnage qui venait si mystérieusement de pénétrer dans ce repaire abominable soupirait de satisfaction en s’y installant.
Il se rendait compte, en effet, qu’il était désormais à l’abri de toutes les recherches policières, que celles-ci ne pouvaient rien pour le découvrir.
Tandis qu’il se secouait cependant, encore aveuglé et les yeux pleins de nuit, des voix brusques l’interrogeaient :
— Qui qu’t’es, mon fils ? D’où qu’tu viens ?
Le personnage répondit sans hésitation :
— D’où j’viens ? D’un sacré truc !… Qui j’suis ? Vous devriez me reconnaître, je suis Job Askings !
Et cet homme, celui-là même qui disait être Job Askings, ce fuyard qui venait si mystérieusement d’opérer à la Monnaie, qui, redoutant à tel point d’être appréhendé par la police, avait préféré entrer dans le repaire abominable, cet homme-là, c’était Juve… et Juve était dans l’Enfer.
Que s’était-il donc passé, et pourquoi Juve se trouvait-il ainsi soudainement amené à connaître d’extraordinaires aventures ?
À la vérité, il n’y avait rien de surprenant dans tout ce qui survenait et les événements n’étaient, au sens le plus philosophique des mots, que des conséquences naturelles, des résultats obligatoires.
Juve enquêtait toujours relativement aux mystérieuses affaires dans lesquelles se trouvait compromis le malheureux directeur de la Monnaie.
Juve enquêtait toujours et enquêtait avec d’autant plus d’énergie, d’autant plus de rage, d’autant plus de persévérance que ses enquêtes n’avançaient guère, qu’il ne découvrait pas grand-chose, ce qui, naturellement, piquait de plus en plus sa curiosité.
Que se passait-il, d’ailleurs ? Quelle était la véritable explication aux phénomènes troublants, inquiétants et tragiques qui se succédaient de jour en jour ?
Pourquoi le valet de chambre Firmain avait-il été assassiné ? Pourquoi Paulette de Valmondois était-elle morte ? Comment se faisait-il que des pièces d’or antidatées s’échappaient de la Monnaie, échappaient plutôt à la vigilance du directeur, Léon Drapier ?
Juve ne savait rien de tout cela.
Il avait deviné, certes, que Fantômas était mêlé à ces sombres aventures. L’ombre effroyable du bandit, du Roi de l’épouvante, du Maître de tous et de tout, planait sur ces mystères. Cela n’était pas douteux, mais c’était peut-être la seule certitude que Juve eût osé mettre en avant.
Ah ! l’invraisemblable aventure que celle de ce malheureux Léon Drapier que la police, de plus en plus, tendait à considérer comme coupable !
Juve, lorsqu’il y réfléchissait, grinçait des dents, serrait les poings, s’emportait contre le sort qui lui semblait injuste et mauvais…
Ce n’est pas Léon Drapier, pourtant, qui a coupé la langue à Mon-Gnasse et à La Puce !…
L’horreur dernière, l’effroyable mutilation, imposée aux deux apaches troublait et inquiétait Juve au plus haut point.
Il n’était pas, en effet, il ne pouvait pas être victime des choses à ce sujet.
À coup sûr, la Puce et Mon-Gnasse étaient tombés sous les coups de Fantômas ; lui seul, le Roi du meurtre, le tortionnaire éhonté, pouvait avoir osé cela, pouvait surtout l’avoir réalisé, l’avoir réussi, presque sous l’œil de la police, à deux pas des inspecteurs Nalorgne et Pérouzin.
Mais pourquoi Fantômas avait-il agi ainsi ?
Certes, Juve devinait bien le but du bandit. Il avait voulu imposer silence à Mon-Gnasse et à la Puce. Il avait voulu, sachant ses complices fort capables de le trahir, les rendre muets pour toujours…
Craignait-il donc à ce point les bavardages de Mon-Gnasse et de la Puce ? Ceux-ci avaient-ils donc joué un rôle prépondérant dans les ténébreuses intrigues que Fantômas menait à cette heure ?
Et Juve s’effarait d’autant plus de cette mutilation qu’elle amenait désormais un effroyable malheur.
Ah ! certes, Mon-Gnasse et la Puce, que l’on soignait à l’hôpital, qui allaient mieux, qui échapperaient peut-être à la mort, frôlée de si près, n’eussent pas résisté au désir de se venger !… S’ils avaient pu parler, s’il leur avait été loisible de trahir ce que l’on craignait qu’ils trahissent, dans leur colère furieuse, dans leur rage déchaînée, dans leur rancune aveugle, ils n’eussent pas hésité une seconde.
Mais Fantômas avait assurément bien pris ses précautions.
La Puce et Mon-Gnasse ne pouvaient rien pour le dénoncer, ils étaient muets, muets pour toujours… Tant qu’ils n’auraient pas appris le langage des sourds-muets, il leur serait interdit de se venger, ils ne pourraient trahir celui qui les avait si effroyablement atteints.
Dès que les deux apaches avaient commencé à aller mieux, Juve avait été les interroger, muni des pleins pouvoirs de M. Havard qui, naturellement, outré de l’imbécile attitude de Nalorgne et de Pérouzin, avait dû faire contre fortune bon cœur et remettre l’enquête aux mains de Juve.
Celui-ci, en se rendant à l’hôpital, concevait évidemment de formidables espoirs. Il pensait bien tirer de Mon-Gnasse et de la Puce des indications intéressantes.
— Qu’ils ne puissent pas parler, soit, s’était dit Juve, mais nous correspondrons par écrit !
Or, Juve avait connu alors une abominable déception, ni Mon-Gnasse ni la Puce ne savaient écrire…
Et depuis ce moment, et c’était bien ce qui désespérait Juve, l’enquête traînait lamentablement. Un tel faisceau de charges, de présomptions, de vraisemblances se groupait autour de Léon Drapier que le directeur de la Monnaie était presque accablé.
Il n’y avait, Juve s’en rendait bien compte, plus guère que sa haute situation qui pût faire hésiter la police.
Si Léon Drapier avait été un pauvre bougre, il aurait été sans doute, et depuis longtemps, appréhendé, jeté en prison ! Mais dans les sphères officielles, devant le scandale effroyable que ne manquerait pas de faire naître une semblable arrestation, on hésitait encore…
Juve, pourtant, se disait :
— Ils iront jusqu’au bout, on le prendra au collet… et pourtant il est innocent !
Juve, à ce moment, était beaucoup plus libre d’esprit, beaucoup moins inquiet qu’au début de l’enquête.
La persuasion où il était en effet que Fantômas jouait un rôle dans les abominables mystères qu’il vivait était pour lui, en même temps qu’une cause de trouble, un motif de tranquillité.
Juve, en effet, n’oubliait pas et ne pouvait pas oublier qu’Hélène allait incessamment arriver au Mexique débarquant du voilier qui l’avait recueillie lors de son évasion de la barge hollandaise.
Si Fantômas avait été libre, s’il avait disparu, si Juve avait cru la jeune fille exposée aux coups du bandit, il aurait été mortellement inquiet, mortellement désespéré surtout, de n’avoir pu voler à son secours.
Mais Juve, maintenant, avec son flair de policier, avait la certitude que Fantômas était à Paris. Hélène ne courait donc aucun danger, elle ne risquait rien, elle n’avait pas besoin de lui.
Et Juve ne s’en acharnait que davantage à poursuivre le misérable.
Juve, d’ailleurs, ne reculait devant rien. Ainsi qu’il en avait coutume lorsqu’il s’agissait d’enquêtes policières, il risquait le tout pour le tout. Il jouait sa vie à l’aventure, pour arriver à la vérité.