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— Oui, monsieur le chef, je ferai cela ce soir.

Or, à ces mots, M. Havard sursauta :

— Ce soir ! disait-il, jamais de la vie ! Vous allez me faire le plaisir de faire ça tout de suite, immédiatement… Je veux que dans dix minutes il n’y ait plus rien qui traîne. Vous m’avez entendu ?

Cuche avait entendu mais ne comprenait pas.

Il fut brusquement renseigné.

— Parbleu ! continuait M. Havard, nous n’allons pourtant pas recevoir le ministre de l’intérieur et le ministre de la Justice dans un service abominable ! J’entends que rien ne cloche !

À ce moment, le visage de Cuche exprima une soudaine satisfaction.

— Ah bon !… Très bien ! fit-il d’une voix de surprise contentée. Je comprends, maintenant… Il y a le ministre qui vient… Ah ! parfaitement !

L’exclamation de Cuche était si naturelle que M. Havard lui-même ne put se retenir de sourire.

Cuche était un philosophe. Cuche ne s’était pas formalisé de ses réprimandes. Cuche, désormais, comprenait à merveille leur motif et trouvait tout naturel qu’on exigeât de lui des soins et des précautions auxquels il n’était pas habitué.

M. Havard conclut tout cela de l’exclamation de l’huissier.

— C’est juste ! reconnut-il avec un sourire et ayant presque l’air de s’excuser. C’est juste, Cuche ! Je ne vous avais pas prévenu… Eh bien, le ministre vient ce matin. Il vient même deux ministres.

— Ils auraient bien pu rester chez eux ! répondit Cuche. Enfin, soyez tranquille, patron, on va faire le nécessaire.

À ce moment, précisément, M. Havard sursauta. Cuche, pour l’écouter, s’était appuyé contre la porte qu’il avait fermée derrière lui. Or, on frappait à cette porte.

— Ah ! nom de Dieu ! grommela le chef de la Sûreté, je parie que ce sont eux !…

Mais Cuche, qui s’était reculé, livrait passage, non pas à une excellence, mais tout simplement à Juve.

Juve, lui aussi, avait fait des frais d’élégance. Toutefois, comme Juve était beaucoup plus simple que M. Havard, comme il avait aussi moins besoin de l’appui des ministres, il s’était tout bonnement contenté, dans son souci d’élégance, de passer un vêtement un peu plus frais que son veston de tous les jours, et d’arborer une cravate neuve, cadeau que lui avait fait Fandor à l’occasion de sa fête.

M. Havard, qui connaissait Juve merveilleusement, jugea les choses d’un coup d’œil.

— Bonjour, mon cher ! disait-il. On est de corvée, ce matin !

— C’est ce que m’a appris votre télégramme, répondit Juve. Il paraît que le ministre de l’Intérieur se rend chez vous ce matin ?

— Pas seulement lui ! répondit M. Havard… Le ministre de la Justice vient aussi.

Juve écoutait le chef de la Sûreté avec un sourire amusé.

— C’est bien cela ! murmurait-il. Quand on sent un scandale, tout le monde se remue ! Si seulement il y allait de l’intérêt général, chacun resterait bien tranquillement chez soi… Enfin, c’est la nature humaine !

Juve achevait à peine de parler, il venait tout juste de plier soigneusement ses gants qu’il avait remis dans sa poche lorsque la porte du cabinet de travail s’ouvrait toute grande, et Cuche, raidi dans une attitude d’apparat merveilleuse, annonçait d’une voix de stentor, avec toute l’habileté d’un huissier bien stylé, les personnages qui le suivaient :

— Leurs Excellences messieurs les ministres ! monsieur le ministre de l’intérieur, monsieur le ministre de la Justice, monsieur le ministre des Finances !

Trois personnages suivaient Cuche, en effet. Celui-ci avait bien fait de les nommer et de les présenter car, à coup sûr, quelqu’un de non prévenu n’aurait jamais deviné qu’il s’agissait là des plus hauts membres de la nation.

Le ministre de l’intérieur était un petit homme ayant un peu l’air d’un bourgeois effacé. On n’aurait pas prêté attention à lui, on l’eût considéré comme un personnage de piètre importance, si une flamme extraordinaire n’avait par moment brillé dans ses yeux.

Cet homme flambait par le regard. Il était impossible, lorsqu’il vous fixait, de ne pas deviner en lui une intelligence extraordinaire, une volonté tenace, ce que l’on appelle une âme et une âme de fer.

Derrière lui, le ministre de la Justice, un ancien magistrat que les hasards de la politique avaient appelé au poste de garde des Sceaux, avait la face débonnaire d’un homme encore tout surpris de ses succès et s’accoutumant peu à sa haute fortune.

Il n’en était pas de même du ministre des Finances. Celui-là était grand, maigre, cassé en deux. Il avait un nez busqué, une paire de lunettes épaisses chevauchait sur ses yeux, ses doigts étaient tachés d’encre. On le disait très travailleur, c’était une autorité dans le monde des finances, mais il n’avait aucune habileté pour en imposer et, d’ailleurs, ne cherchait pas à tenir figure dans les réunions élégantes.

M. Havard, cependant, s’était élancé au-devant de ses visiteurs. Il multipliait les courbettes, avançait des chaises, distribuait à tout propos, et par moments hors de propos, de pompeuses appellations.

— Mais oui, monsieur le ministre… Mais certainement, monsieur le ministre… Que monsieur le ministre veuille bien faire attention…

Il avait tout le zèle d’un fonctionnaire dont le mérite n’aurait aucune valeur s’il ne pouvait pas s’appuyer sur un peu de faveur personnelle.

Les trois visiteurs, cependant, avaient, d’un même coup d’œil dévisagé Juve qui s’était simplement incliné à leur entrée.

Le ministre de la Justice ne connaissait pas le policier. Il en était de même pour le ministre des Finances. Tout au contraire, le ministre de l’intérieur marcha cordialement vers lui, lui tendant la main avec une simplicité qui n’était pas sans grâce.

— Tiens, voilà Juve ! faisait-il. Enchanté de vous voir… Vous allez travailler avec nous ?

Le policier, nullement troublé par la familiarité du ministre, ce qui d’ailleurs stupéfiait M. Havard, qui se sentait, lui, beaucoup moins à l’aise, consulta tranquillement sa montre.

— Messieurs, déclarait-il, je puis facilement vous consacrer trois quarts d’heure. Mais à onze heures, il faudra que je vous quitte. Je suis convoqué pour l’instruction, je dois aller assister à un interrogatoire… pardon, à une déposition de M. Léon Drapier !

Alors le ministre de l’intérieur se tourna vers M. Havard :

— Eh bien, faisait-il, puisque Juve est pressé et que nous-même nous n’avons pas grand temps, procédons immédiatement.

Le ministre venait de prendre une chaise. Assis, les mains croisées sur une petite table qu’il avait devant lui, il n’avait plus rien de l’homme timide et effacé qu’il était un instant avant. Son regard dominait la séance, ses gestes en imposaient.

— Mes collègues et moi, continua le ministre de l’intérieur, s’adressant à M. Havard et par moments se tournant un peu vers Juve, nous sommes venus vous voir ce matin, messieurs, en raison d’une préoccupation particulièrement grave. Vous n’ignorez pas, n’est-ce pas, ni l’un ni l’autre, le redoutable scandale qu’amènerait une accusation infamante portée contre M. Léon Drapier, l’actuel directeur de la Monnaie ?

Juve, à ce moment, ne put s’empêcher de sourire.

— Nous y voilà, pensait le policier. Le gouvernement a le trac du scandale !

Le ministre de l’intérieur continuait cependant :

— D’autre part, monsieur Havard, les responsabilités ministérielles, le souci de faire notre devoir ne peuvent nous permettre d’étouffer une affaire, si réellement cette affaire mérite qu’on lui donne une certaine ampleur. Il y a là deux intérêts contraires qui se heurtent et, naturellement, mon collègue de la Justice sera de mon avis, c’est l’intérêt supérieur de l’équité qui doit l’emporter sans débat.

— Tirade de tribune ! pensa Juve.

Le ministre de l’intérieur, cependant, ces déclarations faites, continuait, fixant cette fois très franchement M. Havard :

— D’autre part, vous nous avez signalé, monsieur Havard, depuis quelque temps, que l’on émettait régulièrement dans le public d’extraordinaires louis d’or qui n’étaient pas sans nous inquiéter un peu. Mon collègue des Finances m’a dit, il est vrai, que ces louis d’or n’étaient pas faux, qu’ils étaient à coup sûr parfaitement titrés, mais que, cependant, leur mise en circulation constituait une irrégularité fort grave. Ainsi que vous l’aviez pressenti, monsieur Havard, ces louis d’or sont, en quelque sorte, faux sans l’être. Ils sont, en effet, d’une frappe qui n’est pas complètement achevée, ils appartiennent, pour tout dire, à une série qui, en cours de fabrication à la Monnaie, ne devait pas être distribuée au public avant une période d’au moins un an…

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