La bande tremblait, ne soufflait mot. On n’osait point même regarder celui qui parlait ainsi, à peine chuchotait-on son nom, sur un ton de respect et d’effroi à la fois :
— Fantômas !… Fantômas !… C’est lui ! C’est Fantômas !…
C’était bien Fantômas, en effet.
Le bandit, probablement désireux de dépister la police, avait donné rendez-vous à toute sa bande à Robinson, indiquant le modeste bouge qu’il connaissait comme lieu de réunion. Il était entré au milieu du vacarme, il avait assisté aux querelles. Maintenant qu’il avait forcé chacun à se tenir tranquille, il continuait à promener un long regard sur ceux qui l’entouraient.
Dans le regard de Fantômas, on devinait alors comme un véritable dédain, comme un cinglant mépris.
Assurément, l’énigmatique tortionnaire, le Maître de l’effroi, le Roi de l’épouvante et du crime, n’était pas de cette race-là. Il n’avait rien de commun avec la canaille dont il se servait parfois.
Ces gens pouvaient être des complices, ils ne seraient jamais des amis, des confidents…
Un froid sourire passa sur le visage de Fantômas, cependant que, d’un air infiniment las et véritablement écœuré, il haussait les épaules.
Fantômas alors appela :
— Le patron de l’établissement !
— C’est moi, déclara l’humble mastroquet.
Fantômas ouvrit son coffre, prit quelque chose à l’intérieur, il dit encore :
— Avance, bonhomme ! Prends cela et va-t-en ! Tu n’as rien vu, tu n’as rien entendu, tu ne nous connais pas !
Avec un geste rapace, le vieillard avait déjà saisi ce que lui tendait Fantômas.
Ses doigts noueux, qui tout à l’heure encore tremblaient, avaient en réalité brusquement retrouvé une souplesse extraordinaire. Sa voix ne chevrotait plus d’ailleurs, tandis qu’il se courbait en révérences.
— Ah, merci bien ! disait-il, tu es bien toujours le même… Merci, merci… Je ne savais pas que c’était des amis, vois-tu, sans quoi… Mais ça n’as pas d’importance, je ne sais rien, ah non, je ne sais rien, je ne saurai jamais rien !
Et il s’éloignait, traînait ses galoches, en multipliant les courbettes.
Fantômas, cependant, avait tiré de sa poche un portefeuille et il étalait sur sa table, devant lui, un grand papier qu’il consultait du regard.
— Voici, déclara le bandit, je paye.
Et comme un frémissement semblait galvaniser tous les apaches réunis dans le bouge, Fantômas poursuivait avec sa coutumière tranquillité :
— Les comptes ne sont pas compliqués, d’ailleurs. À chacun selon son dû. Les femmes ont droit à dix louis, sauf la Puce qui a fait le guet aux Invalides et qui aura pour cela une gratification de cinq louis supplémentaires… Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz ont à peine travaillé, voilà quinze louis pour eux. Dégueulasse et Fumier ont fait merveille, cinquante louis… Je tiens à récompenser Ma-Pomme qui, récemment, s’est distingué, lui aussi, vingt louis pour lui… Je ne dois plus rien. Mais…
À l’instant où Fantômas avait dit : « Je ne dois plus rien », des sourcils s’étaient froncés. On escomptait plus, on trouvait qu’il était chiche.
Or, Fantômas ne laissait pas le temps au mécontentement de s’exprimer. Il tirait du coffret qu’il avait placé devant lui une nouvelle poignée de pièces d’or, il ajoutait :
— Mais, les comptes faits, je tiens à ce que vous soyez, les uns et les autres, sages… Je ne veux pas d’aventures en ce moment. Voilà de l’argent pour que vous soyez tranquilles, prenez !
Et alors, dans l’étroite guinguette, ce fut un spectacle fantastique. L’un après l’autre, Fantômas appelait les apaches, il prenait alors dans sa cassette, par poignées, des louis d’or de vingt francs. Il les remettait sans compter à ses complices.
— Empoche, toi, va-t’en !
Et ce fut, dans la pièce sombre, comme un rutilement extraordinaire, comme une débauche d’or…
Des louis tombaient à terre, avec un tintement joyeux. Ils roulaient sur le sol et les misérables, éblouis, les mains pleines, dédaignaient, avec des airs de grands seigneurs, de les ramasser.
— Ça s’ra pour l’garçon, disait Marie-Salope qui enfouissait sa part dans ses bas.
Ils avaient tous à ce moment les poches pleines, ils se regardaient avec des airs béats, rêvant déjà des noces prochaines, des saouleries certaines qu’ils allaient assurément s’octroyer, des caprices qu’ils se passeraient.
Précisément, le patron du cabaret rentrait. Il connaissait évidemment Fantômas, mais Fantômas à coup sûr, désireux de se ménager ses faveurs, de s’assurer aussi de sa discrétion, l’avait royalement payé. Le bonhomme qui avait peut-être, lui aussi, ses raisons d’être aimable, reparaissait, portant trois bouteilles pleines d’absinthe.
— Voilà, voilà, commençait-il, j’en ai retrouvé !…
Il n’avait pas posé les litres sur la table que tous se bousculaient vers eux…
— Ah ! ça, c’est fameux, par exemple, grommelait Œil-de-Bœuf. Quelle biture qu’on va s’envoyer !
Mais Fantômas intervenait encore :
— Halte ! leur ordonnait le bandit.
Et comme un piqueur qui, brandissant son fouet, arrête la meute aboyante à l’heure de la curée, Fantômas, le bras tendu, immobilisait ses compagnons.
— Pas un de vous ne boira ici ! ordonnait-il. Ma parole, si je vous laissais faire, vous seriez gris dans cinq minutes et bavards dans une heure… Dehors, vous tous, je ne veux même pas que vous rentriez ensemble… Allez, les uns à droite, les autres à gauche. Vous vous saoulerez ce soir s’il vous plaît, brutes que vous êtes, mais vous le ferez quand vous serez loin et quand vous ne pourrez pas me compromettre…
Il y eut de sourds grognements, des jurons étouffés, des protestations coléreuses.
C’était assommant, à la fin, avec Fantômas, c’était pire que dans un couvent ! On ne pouvait pas seulement bosser un quart d’heure tranquille… On avait la langue d’amadou, et il vous empêchait d’licher ! C’était pas Dieu possible !
Mais tout cela se disait à voix basse, sournoisement. Nul n’eût osé braver le Maître en face, nul n’eût osé lui désobéir.
Le regard de Fantômas, d’ailleurs, ne permettait pas aux autres de le fixer.
La force du bandit, la mystérieuse autorité qu’il exerçait si facilement, l’ascendant irrésistible qu’il prenait sur tous résidait peut-être même en ce regard, ce regard extraordinaire, perçant, volontaire, qui n’autorisait aucune discussion, qui forçait tous les yeux à se baisser.
— Dehors ! répétait Fantômas. Allez vous-en !
Ils partirent les uns après les autres. Dégueulasse et Fumier se hâtaient vers la gare, avides de retourner à Paris où ils iraient tout de suite s’enfermer dans un caveau des Halles pour tirer une bordée colossale.
Œil-de-Bœuf et Bec-de-Gaz, eux, décidaient tout d’abord d’aller danser un peu dans un des bals de l’endroit. Cela n’empêchait pas, parbleu, de vider trois ou quatre bouteilles ; ils emmenaient Marie-Salope et Adèle.
Sans mot dire, la Puce et Mon-Gnasse descendirent vers le tramway qui se dirigeait vers Montrouge.
Pour Fantômas, il sortait le dernier, s’enfonçait dans les bois. Il avait murmuré deux mots à l’oreille du patron du bouge, et celui-ci, resté seul, à genoux, riant d’aise, promenait désormais dans la salle ses mains crochues, repêchant de temps à autre, enfoui dans les détritus, un louis d’or dont il éprouvait l’authenticité en le mâchant immédiatement du bout des dents !
Deux heures plus tard, la Puce et Mon-Gnasse se trouvaient sur les boulevards extérieurs à la hauteur des Entrepôts, au coin de la rue de Flandre, tout juste à l’endroit où se tenait une fête foraine dont les orgues et les chevaux de bois causaient un véritable tintamarre.
La Puce était grise et Mon-Gnasse était amoureux.
— T’es rien gironde, ma poule, disait tendrement l’apache à sa maîtresse. Ah ! c’est pas pour dire, mais dans Pantruche, y en a pas beaucoup encore qui te f’raient la l’çon…