— On aurait pu me donner quinze jours de congé ! songeait-il. Et d’ailleurs…
À ce moment, Juve avait un sourire ironique, une idée extraordinaire lui venait. M. Havard lui ordonnait de poursuivre Fantômas. C’était la consigne impérative qu’on lui passait. Or, pourquoi voulait-il aller au Chili si ce n’était pour protéger Hélène des tentatives criminelles de Fantômas !
— Bon, songea Juve, j’ai fait une gaffe. J’ai demandé mes vacances pour aller rechercher Hélène, j’aurais dû au lieu de solliciter un congé, exiger des frais de route et présenter mon voyage comme une manœuvre policière à la rencontre du bandit !
Fort de ce raisonnement, Juve écrivait le lendemain au chef de la Sûreté une lettre assez peu explicite, dans laquelle il informait celui-ci qu’un hasard venait de le mettre sur la piste de Fantômas et qu’il partait à sa poursuite.
— On aura de mes nouvelles, disait Juve, dès que j’aurai un résultat !
Ayant joué avec les mots, commettant, pour la première fois peut-être, une irrégularité dans son service, par la faute de l’imbécillité malveillante de son chef, Juve allait s’embarquer au Havre sur le Jean-Bartpour partir au Chili.
Juve ne tenait pas toutefois à ce qu’on connût à la préfecture son escapade. Il s’inscrivait donc sur la liste des passagers sous un faux nom et, seulement pour tout prévoir, avertissait de sa véritable personnalité le commandant du navire, tout en lui demandant de lui garder un secret absolu à ce sujet.
Les choses avaient été fort bien jusqu’à Bordeaux, mais à Bordeaux Juve recevait un ordre formel d’avoir à regagner la terre.
— Zut ! grondait-il, cependant qu’une chaloupe le ramenait vers la côte. Comment diable, quai de l’Horloge, a-t-on pu savoir que j’étais à bord du Jean-Bart ?
On l’avait su à la préfecture, et Juve devait l’apprendre le soir même, de la façon la plus simple du monde. Le hasard seul avait trahi Juve. Un cinéma s’était avisé de prendre le départ du général mexicain lors de son embarquement sur le Jean-Bart.Juve, qui suivait l’étranger, avait été, sans s’en douter, photographié.
Un jour plus tard, le film était projeté dans un établissement des boulevards, un inspecteur reconnaissait Juve, signalait le fait, sans penser à mal, à M. Havard. Immédiatement, M. Havard envoyait la dépêche qui devait arrêter Juve !
Le policier apprenait tout cela le soir même de son débarquement à Bordeaux.
À peine avait-il rejoint la côte, en effet, qu’il sautait dans un rapide pour Paris et, aussitôt arrivé à Paris, il courait à la préfecture, où Léon et Michel le mettaient rapidement au fait.
— Très bien, remarqua Juve. C’est un bon savon en perspective de la part de M. Havard !
Il était alors onze heures tout juste. Juve pensait à aller se coucher, étant assez fatigué de son voyage en chemin de fer, lorsque Léon lui disait en souriant :
— Bah ! monsieur Juve, un savon du chef, cela n’a pas grande importance ! Et puis, Havard a bien d’autres choses en tête !… Il est dans son bureau, d’ailleurs. Voulez-vous le voir tout de suite ?
Juve hésita, puis se décida.
— Ma foi oui, autant en finir…
M. Havard était en effet dans son bureau. Il n’y était pas seul, il s’y trouvait en compagnie du directeur du service des recherches. Or, à peine Juve était-il entré dans le cabinet que M. Havard se levait, courait à sa rencontre les mains tendues. M. Havard était nerveux au possible, et cependant, à la grande surprise du policier, faisait à Juve le meilleur accueil.
— Écoutez, mon cher, commençait-il, je vous demande infiniment pardon de vous avoir fait revenir ainsi, mais, ma foi, je n’avais pas le choix des moyens, et l’on a besoin de vous à Paris.
— Vraiment ? dit Juve qui se tenait sur la défensive. Pourquoi, chef ?
— Parce que… parce que… nous sommes dans l’embêtement !
Et comme Juve considérait le chef de la Sûreté d’un air assez surpris, M. Havard, brusquement, expliqua sa pensée :
— Voilà, déclara-t-il, vous étiez parti pour l’Amérique du Sud afin d’y poursuivre Fantômas, n’est-ce pas ?
— Oui et non ! fit Juve, tenant toujours à ne pas se compromettre.
Mais M. Havard ne remarquait pas son hésitation. Il continuait en effet :
— Eh bien, si Fantômas est en Amérique du Sud, s’il a fichu le camp à l’étranger, laissons-le tranquille. Ici, à Paris, nous avons d’autres chiens à fouetter ! Figurez-vous, mon cher Juve, qu’il y a deux jours une affaire terrible et qui vise de hautes personnalités a eu lieu à Paris. Vous êtes seul de taille à débrouiller cette enquête. Évidemment, vous allez vous trouver en face d’un autre adversaire que Fantômas, car Fantômas n’est pas mêlé à cette histoire, mais tout de même elle vous intéressera…
Et, s’aidant d’un dossier qui traînait sur son bureau, donnant des détails que Juve prenait soigneusement en note, M. Havard faisait au policier le récit du crime extraordinaire qui s’était passé deux jours plus tôt chez Léon Drapier, et qui menaçait de tourner au scandale abominable.
— Voilà, achevait-il. Qu’en pensez-vous, Juve ? Qui a tué ? Et pourquoi a-t-on tué ?
Juve répondit qu’il n’en avait aucune idée, mais il n’était peut-être pas très sincère.
Juve, en effet, avait l’air brusquement intéressé par l’étrange histoire dont il venait d’écouter les détails.
Le policier, en sortant du cabinet du chef de la Sûreté, après avoir promis de mener l’enquête activement, articulait en effet d’un ton convaincu :
— Le chef est persuadé que ce n’est pas Fantômas que je vais avoir à combattre, est-ce qu’il ne se tromperait pas, par hasard ? Elle est tragique, cette aventure qui menace d’endeuiller toute la famille du directeur de la Monnaie !…
Juve rentra chez lui, rue Tardieu, fort préoccupé. Il répondit à peine aux questions, d’ailleurs flegmatiques, que lui posait le vieux Jean, étonné malgré son calme de le voir revenir.
Le vieux Jean croyait son maître parti pour deux mois, et Juve arrivait au bout de deux jours. Mais le vieux Jean avait bien trop l’habitude des excentricités de Juve pour s’étonner outre mesure.
— Mon lit est fait ? demandait Juve.
— Naturellement ! répondit le vieux Jean.
Et c’était en effet exact, la couverture était même préparée.
Ce même jour où Juve devait débarquer du Jean-Bartà Bordeaux, rentrer à Paris et apprendre de la bouche même de M. Havard qu’il allait être chargé d’une affaire assez grave et délicate, à trois heures de l’après-midi, deux inséparables amis déambulaient bras dessus, bras dessous le long des berges de la Seine, s’intéressant à la tranquille patience des pêcheurs à la ligne trempant leur fil dans l’eau sans risquer, et pour cause, de pêcher un seul poisson.
Les deux inséparables amis n’étaient autres que Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf.
Ils étaient tour à tour moroses, et tour à tour joyeux.
Bec-de-Gaz, d’un ton plaintif, déclarait :
— Moi, mon vieux, quand je vois tant d’eau, ça me fiche la pépie. Si qu’on allait s’offrir un verre de vin !…
À quoi Œil-de-Bœuf répliquait aimablement ;
— Parbleu, je n’y vois aucun inconvénient, ma vieille, seul’ment, tu m’as l’air d’oublier que j’suis nib de pèze en ce moment.
Le front de Bec-de-Gaz se rembrunit immédiatement.
— Ça, c’est bien vrai, déclarait-il. Depuis quelque temps, ce qu’on est fauchés tous les deux !…
Et, crachant de dégoût, Bec-de-Gaz poursuivait :
— Ah, elle est rien mauvaise, l’année !… Les bourgeois, y n’sortent plus !… L’commerce, ça n’donne rien !… J’ai pas seulement fait un mouchoir depuis trois jours !…
— Et moi, approuva Œil-de-Bœuf, j’ai pas même trouvé une thune et trois linvés dans le sac à or de la vieille que j’ai r’filé à la réunion !
Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf s’étaient improvisés pickpockets et voleurs à la tire depuis quelque temps. Par malheur, comme ils le disaient eux-mêmes, le commerce n’allait pas et ils ne se trouvaient pas sur le chemin de la fortune. Il y avait à cela une raison, il est vrai, c’est que Bec-de-Gaz et Œil-de-Bœuf, depuis les tragiques affaires du Jockey masqué, étaient devenus des habitués du champ de course.