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À six heures, alors que les invités des châtelains de Tergall étaient tous revenus, se groupant autour des tables à thé, la jolie marquise s’était absentée une seconde, déclarant avec un sourire :

— Excusez-moi, je monte chercher Maxime. Il est si bien endormi dans sa chambre qu’il ne songe plus à redescendre, le paresseux.

On s’était récrié, on avait plaisanté. On avait échangé encore de joyeuses remarques au sujet du profond sommeil du marquis, quand soudain des cris perçants, des appels angoissés s’étaient fait entendre.

— M me de Tergall. C’est M me de Tergall qui appelle au secours.

D’un seul mouvement, les invités s’étaient rués vers l’escalier, le gravissant en hâte, se précipitant dans la direction du premier étage d’où venaient des sanglots et des cris.

Un spectacle horrible figea sur place les arrivants. Antoinette de Tergall, hors d’elle, pleurant, criant, se tordant les bras, dans une crise de désespoir épouvantable, était à genoux au milieu de la chambre de son mari, dont elle avait laissé la porte ouverte.

La malheureuse châtelaine se penchait sur le corps de Maxime de Tergall qui gisait sur le sol, inanimé, la face violacée, la langue pendante, une écume rougeâtre aux lèvres. Tombé là, semblait-il, du haut de son lit voisin, dont les couvertures froissées, défaites, attestaient que le châtelain, quelques instants auparavant, dormait encore ; dans l’horrible odeur du gaz.

***

— Charles. Mon frère.

On avait éteint les lumières du grand salon qui se peuplait d’ombres fantastiques aux reflets tremblotants d’une bougie posée sur une table et agitée par les courants d’air. Antoinette de Tergall se dressait, secouée de tressaillements nerveux, face au juge d’instruction.

Après la découverte du drame, après la certitude acquise que Maxime de Tergall était mort, bien mort, asphyxié pendant son sommeil par le gaz d’éclairage s’échappant du poêle mystérieusement éteint, les invités s’étaient hâtés de se retirer, prétextant à qui mieux mieux le souci « de ne pas gêner », de ne pas « être indiscret », fuyant en réalité l’horreur des minutes qu’on allait vivre au château des Loges.

Seul était resté, victime du devoir professionnel, Charles Pradier, le juge d’instruction, dont le calme, la tranquille assurance, avaient fait l’admiration universelle.

Dès que le corps du malheureux marquis de Tergall eut été étendu sur un lit, entouré de cierges, dressé en un autel improvisé, le juge d’instruction s’était empressé :

— Reposez-vous, je vous en prie, avait-il murmuré à l’oreille de celle qui le considérait comme son frère.

Plus bas, Fantômas avait ajouté :

— Venez, j’ai à vous parler.

Et dans le grand salon où ils étaient descendus, une scène horrible, tragique, où toute la duplicité froide de Fantômas se donnait libre cours, éclata.

— Charles, mon frère, que voulez-vous me dire ?

Fantômas affectait de se taire quelques instants, puis lentement déclara :

— Antoinette, je voulais vous dire que j’ai peur.

— Peur de quoi ? Peur ? Pourquoi ? Qu’imaginez-vous ? Que croyez-vous ?

Fantômas se tut encore. Il sembla vouloir parler. Ses lèvres s’agitaient.

— Mon Dieu ! votre silence est une cruauté ! mon frère. Pourquoi me regardez-vous ainsi ? Qu’avez-vous ?

Pradier, lentement :

— Je n’ai rien. Non. Si. J’ai peur.

Il se croisa les bras, il sembla prononcer des phrases sans suite :

— Vous n’aimiez pas votre mari, Antoinette ? Vous m’avez dit qu’il avait une maîtresse ? oh j’ai peur, j’ai peur. Et dire que c’est moi, moi Charles Pradier, moi, votre frère, moi, qui suis juge d’instruction à Saint-Calais, qui devrais me charger de cette affaire. Antoinette, avez-vous songé à cela ?

— Sans doute. Mais je ne vois pas.

— Vous y avez pensé, malheureuse ? Vous l’avouez ? Vous vous êtes donc dit qu’étant juge d’instruction, je saurais fermer les yeux ? ne pas voir ? ne pas comprendre ? ne pas trouver l’assassin de votre mari ? Ah ma sœur, mais vous ne savez donc pas que mon devoir m’oblige maintenant à me dessaisir de cette instruction ? C’est mon beau-frère qui vient d’être assassiné, et assassiné par qui ? par ah… je ne peux pas le dire. Je ne peux pas.

— Vous êtes fou, cria Antoinette. Vous ne croyez pourtant pas que c’est moi qui ai tourné le compteur, qui ai éteint le poêle, qui ai asphyxié mon mari ? Vous ne pouvez pas croire cela ? dites ? dites ?

D’une voix accablée, Fantômas répondit :

— Qui ajouterait foi à vos dénégations, Antoinette ? Qui donc, instruisant cette affaire, ne conclurait pas comme moi, sachant ce que je sais.

— Je vous dis que c’est monstrueux. Que ce n’est pas moi. Que je n’y suis pour rien.

Implacable, Fantômas répliqua :

— Il faut que je me dessaisisse de l’instruction, et si je me dessaisis vous êtes perdue.

Il répétait lentement :

— Vous êtes perdue, perdue d’avance.

Alors Antoinette de Tergall s’affola.

Dans un éclair de pensée, sous le coup de l’émotion nerveuse où elle se trouvait encore, elle vit comme en un rêve toutes les menaces qui s’accumulaient contre elle. Elle vit que personne ne pouvait être soupçonné d’avoir tué Maxime de Tergall, sauf elle. Elle vit qu’elle ne pouvait même convaincre son frère de son innocence. Fantômas, quelques minutes auparavant, jouait une sinistre comédie quand il disait qu’il avait peur mais Antoinette de Tergall, elle, connut en un instant l’abîme insondable du désespoir.

Réellement, elle se vit perdue.

— Pitié, cria-t-elle, il ne faut pas qu’on puisse croire une chose pareille. Charles, nul ne sait que vous êtes mon frère, nul ne s’en doute. Ah, je vous en conjure, pitié ; ne vous dessaisissez pas de l’instruction. Vous, vous ne pouvez pas me condamner. Pitié, pitié pour votre sœur.

Charles Pradier se promenait lentement de long en large dans le salon. Fantômas, qui, dans le secret de sa conscience, se félicitait de la torture qu’il infligeait à la malheureuse marquise, affectait d’être bouleversé.

— Vous demandez pitié, dit-il, je ne devrais pas vous entendre. Je suis juge. Mon devoir de juge devrait m’empêcher de vous céder.

— Vous êtes juge, mais vous êtes mon frère aussi.

D’une voix brisée, Fantômas répondit :

— Oui, je suis votre frère. Et cela est horrible. Je suis votre frère.

Il ajouta d’une voix presque indistincte :

— C’est donc votre frère qui aura pitié de vous. Sachez vous taire. Je ne dirai rien. Je vous sauverai. Non, n’ajoutez pas un mot, Antoinette, je ne veux rien savoir. Rien. Si ce n’est que vous êtes ma sœur.

22 – UNE FARCE

Fantômas, faisant preuve de sa ponctualité coutumière, simplement vêtu d’habits qu’il avait achetés en se promenant dans la ville et qu’il avait été revêtir dans un petit hôtel discret où nul, évidemment, n’avait reconnu en lui le juge d’instruction Pradier, arriva sur la Grand-Place du Mans, d’où part le pittoresque escalier à double révolution qui monte jusqu’au parvis de la cathédrale, véritable bijou de pierre dont la silhouette finement découpée domine du haut d’une véritable petite montagne la Sarthe tout entière.

Fantômas traversa l’esplanade, déboucha de la promenade ombreuse qui fait la joie et l’orgueil de tous les Manceaux, encore qu’avec une incontestable incurie l’administration et la municipalité s’entendent à laisser périr, faute de soin, des arbres séculaires que Paris serait fier de posséder. Fantômas marchait à grands pas, l’air soucieux. Il se dérida pourtant en apercevant, assis sur les marches, sa casquette posée à côté de lui, l’air d’un paisible badaud occupé à lire son journal, un individu qui n’était autre que Ribonard, l’apache auquel Fantômas avait donné rendez-vous. Fantômas qui aimait les scènes étranges, les façons un peu théâtrales, ne détestait pas de frapper par des moyens extraordinaires l’âme de ses complices. Il fit un détour, grimpa par une rue tortueuse au sommet de l’escalier, longea les vieux bâtiments qui composaient autrefois le presbytère de la cathédrale et qui sont devenus maintenant des locaux affectés à des œuvres de bienfaisance. Fantômas, alors, avançant de cette démarche surprenante qui lui était propre et qui lui permettait d’approcher sans que personne pût seulement soupçonner sa venue, descendit l’escalier jusqu’à toucher Ribonard à qui il se signala en lui administrant dans les omoplates, du bout de sa chaussure un coup de pied formidable.

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