— Pourquoi me regardez-vous ?
— Parce que, Fandor, je me méfie malgré tout de celle que tu aimes. Hélène est très suspecte.
— Hélène est incapable…
Mais Juve l’interrompit :
— Hélène est capable de bien des choses, assura-t-il, du moment qu’il s’agit de sauver son père.
Hélas, le journaliste en était trop convaincu lui aussi, pour contredire sur ce point le policier. Il détourna la conversation et déclara :
— Moi, Juve, je me méfie de cet étranger, de cet Érick Sunds, qui exerce tous les métiers. Marchand d’objets d’art vrais ou faux, fabricant de copies, peintre, modeleur, sculpteur. Souvenez-vous, Juve, de ce masque si merveilleusement fait que portait sur son visage l’homme qui est venu cambrioler chez vous.
— Je n’oublie pas, déclara Juve. Je pense aux attitudes énigmatiques de cette Sarah Gordon et de son amoureux, Dick, l’acteur.
Lorsque le fiacre qui transportait Juve et Fandor atteignit enfin le sommet de la rue Lepic, les agents arrivés par l’autobus attendaient leur chef depuis quelques instants déjà. Le journaliste et le policier étaient d’accord. Fantômas y était pour quelque chose.
***
— Qu’est-ce que tu prends dans ton café ?
— Un peu d’eau-de-vie, ma délicieuse Nadia.
La Circassienne alla prendre dans un placard une bouteille d’alcool et en versa une copieuse rasade dans la tasse à moitié pleine de son amant.
Mario Isolino la récompensa d’une caresse, puis tous deux, assis sur un petit canapé devant une table, burent tranquillement.
Il était neuf heures du soir. L’Italien et sa maîtresse étaient chez eux, rue Girardon.
Certes, leur installation était plus que modeste et le mobilier rare dans l’appartement. On se rendait compte que le couple ne devait pas rouler sur l’or et, qu’à maintes reprises, on avait dû descendre une chaise, un meuble, un objet, pour le porter soit chez le revendeur, soit au Mont-de-Piété.
Isolino, cependant, ne paraissait pas autrement préoccupé. Tout en sirotant son café mêlé d’alcool, il fumait un long cigare et faisait des projets d’avenir :
— Tou verras, Nadia, disait-il, que nous serons riches un jour. Io médite un coup qui nous rapportera gros.
— Les coups que tu médites, dit Nadia, ne nous réussissent guère. Rappelle-toi l’aventure de Ville-d’Avray. Je crois que si nous nous mettions à travailler l’un et l’autre, nous aurions chance de mener une existence plus tranquille.
Isolino haussa les épaules :
— Le travail, c’est de la blague ! On se fatigue toute une semaine, pourquoi ? Pour amasser une misère que l’on dépense le dimanche, encore lorsqu’elle n’est pas dépensée d’avance. Non jamais. Ça ne vaut pas la peine. Mais que fais-tu donc ?
Nadia s’était levée, attirée du côté de la fenêtre par un bruit insolite.
Elle se pencha, regarda quelques instants, puis elle revint vers son amant :
— Il y a une quantité de gens dans la cour. Je me demande ce qu’ils veulent.
Isolino ne se dérangea pas.
— T’occupe pas des affaires des autres.
Mais, au moment où il faisait cette recommandation, l’Italien s’inquiéta à son tour. Il avait entendu marcher dans le couloir au fond duquel se trouvait l’entrée de son logis, et, au même instant, un coup sec était frappé à la porte.
— Qui va là ?
— Ouvrez !
Isolino et Nadia se regardèrent.
— Mon Dieu, commença la Circassienne, pourvu que…
Une poussée brusque, donnée contre la porte, avait fait sauter la serrure et, dans la pièce, trois hommes s’introduisaient. L’un d’eux braquait un revolver sur Mario Isolino, un autre, d’un geste rapide, s’élançait sur Nadia qu’il maintint solidement. Le troisième prit la parole et interrogea :
— Vous êtes bien l’Italien Mario Isolino ?
— Oui, signor.
— Bien, moi, je suis l’inspecteur de la Sûreté Michel, et je vous mets en état d’arrestation.
Michel passa les menottes à Mario Isolino, puis il dit à l’homme qui était entré le premier, le revolver au poing :
— Boucle aussi la femme, et en route pour le poste.
Le premier mouvement de stupeur passé, Mario Isolino se ressaisit et avec beaucoup d’aplomb essaya de protester :
— Mais c’est oune infamie, cria-t-il, ou alors oune erreur judiciaire ? Vous vous trompez, messieurs, io suis innocent, absolument innocent ! Vous avez violé mon domicile, c’est indigne et io refuse de vous obéir !
Michel, brutalement, le poussa vers la sortie.
— Allons, allons, pas de rouspétance, ordonna-t-il, ou sans cela nous allons te passer à tabac.
Cette menace produisit son effet. Mario Isolino se tut subitement et se laissa entraîner.
On descendit rapidement l’escalier. L’Italien fut stupéfait en voyant que la cour de l’immeuble était pleine de monde et que, en outre, aux fenêtres, beaucoup de gens apparaissaient.
« Mâtin, pensa-t-il non sans un certain orgueil, faut-il qu’ils aient eu peur de moi pour avoir mobilisé toutes ces forces de police ! »
Il n’était pourtant pas bien terrifiant à voir, l’infortuné Mario Isolino. Il avait beau essayer de faire le matamore, il courbait la tête, surtout il baissait les yeux.
Nadia, elle, était effondrée. Elle balbutia des paroles incompréhensibles, cependant que des fenêtres voisines, les femmes qui avaient assisté à l’arrestation l’insultaient de tout leur vocabulaire imagé.
— Excellent débarras, criait-on, que ces mangeurs de macaroni qui ne sont bons qu’à faire de mauvais coups.
On les entraîna jusqu’au poste de police. On fit entrer Mario dans le cabinet du commissaire. Il y était depuis quelques instants gardé à vue par deux inspecteurs, lorsqu’un homme entra dans la pièce.
En l’apercevant Mario Isolino tressaillit. Résolu toutefois à dissimuler ses craintes, il s’écria de son ton le plus aimable :
— Ah par exemple, monsieur Juve ! Io suis bien content de vous voir. J’espère que vous allez me tirer d’affaire ?
Juve fronça les sourcils :
— Nous verrons, dit-il, mais en attendant tu vas te mettre à table ! Mario Isolino, il s’agit de manger le morceau et de me raconter tout ce qui s’est passé. Voyons d’abord, raconte-moi en détails ton agression manquée de Ville-d’Avray.
Les paroles de Juve plongèrent Isolino dans un trouble extrême. Il se sentit découvert, perdu et il n’hésita pas longtemps. Après tout, puisqu’il était pris, autant dire la vérité. D’ailleurs il ne risquait pas grand-chose puisque en somme son attentat n’avait pas réussi.
Mario Isolino avoua, mais il n’oublia pas de dire à Juve les circonstances aussi fortuites que mystérieuses qui avaient fait qu’au moment où il allait dépouiller le bâtonnier de son portefeuille, une femme avait surgi, lui jetant du poivre dans les yeux.
Juve félicita Mario Isolino de sa franchise, et continua sur un ton plus doux :
— Maintenant, mon petit, il faut me raconter en détails l’histoire du tableau de Bagatelle.
Isolino ouvrit des yeux absolument stupéfaits :
— Io ne sais pas ce que vous voulez dire, commença-t-il.
Juve s’attendait à cette réponse. Il ne s’énerva point, mais précisa à son interlocuteur les détails du vol dont il le soupçonnait.
Mario Isolino, qui avait si spontanément avoué l’agression de Ville-d’Avray, protesta alors avec la plus grande énergie contre l’accusation dont il était l’objet.
— Sur la Madone ! hurla-t-il. Io vous jure, monsieur Juve, que z’ignore tout de cette histoire, et que io ne sais rien du vol de ce tableau !
La conversation se prolongea pendant une heure encore. Juve n’était pas plus avancé, il avait toutefois acquis la quasi-certitude que, comme l’affirmait Mario Isolino, l’Italien n’était pour rien dans la disparition du Rembrandt d’Henri Faramont.
***
Fandor, qui cependant était venu à Montmartre avec Juve, ne l’avait pas suivi jusqu’au poste.
Fandor avait perdu les traces de son ami alors qu’il se mêlait à la foule amassée rue Girardon, devant l’immeuble dans lequel on avait arrêté Mario Isolino et sa maîtresse.