— Ah mon cher bâtonnier, s’écria M. Marquelet, en lui écrasant les phalanges, je ne sais comment vous remercier au nom des Artistes Internationaux. Le fait que vous nous avez prêté votre superbe Rembrandt, votre admirable Pêcheur à la ligne, va attirer tout Paris.
Il s’arrêta brusquement et courut à l’entrée du parc ; deux voitures automobiles venaient de s’y arrêter, des personnages en redingote, aux allures endimanchées, en descendirent.
— C’est le Gouvernement, déclara M. Marquelet.
Il fit signe à un gardien, lequel le répéta au chef d’orchestre, et la musique entonna la Marseillaise, cependant que bon nombre des hommes présents se découvraient.
Puis l’on vit s’avancer M. Dubois, sous-secrétaire d’État aux Beaux-Arts. Le représentant du Gouvernement était un homme d’une quarantaine d’années, au visage aimable, à la tenue relativement élégante qui portait une jaquette, un pantalon clair, des souliers vernis, et un chapeau haut de forme. Il avait aussi les mains gantées et gantées de beurre frais, ce qui lui donnait un peu l’allure d’un marié de province. Il arrivait, suivi d’une demi-douzaine de tout petits jeunes gens, aux physionomies éveillées, quelque peu narquoises. Certains étaient décorés, les autres portaient à la boutonnière des fleurs de toutes les couleurs.
M. Marquelet s’inclina très bas devant le « Gouvernement ».
— Au nom de la Société des Artistes Internationaux, déclara-t-il d’une voix qui tremblait légèrement, je vous remercie. Monsieur le Ministre, de bien vouloir honorer de votre présence l’inauguration de notre Exposition.
Le ministre s’inclina à son tour, mais M. Marquelet continua à parler pendant une dizaine de minutes.
Puis, ce fut le tour de M. Dubois de répondre au président.
Il le fit avec cette facilité verbeuse qui constitue l’éloquence de la plupart des hommes d’État. Il acheva sur une péroraison grandiloquente et convaincue au cours de laquelle il mêla la politique et l’art, de la façon la plus inattendue sans doute, mais assurément la plus heureuse.
Et des bravos retentirent alentour, cependant que les jeunes attachés dévisageaient curieusement les jolies femmes de l’assistance.
Conformément aux instructions de M. Marquelet, Bouzille s’était dissimulé dans les derniers rangs de la foule, pour n’être pas remarqué par le représentant du gouvernement. Il avait retrouvé dans une allée du jardin celui qu’il appelait parfois « son patron ».
Le Danois Érick Sunds était là en effet, mais il semblait avoir perdu toute sa gaieté habituelle. Il avait les traits fatigués. Sur son visage se peignait une étrange pâleur.
« Probable, pensa Bouzille, qu’il a dû faire cette nuit une bombe carabinée. »
Et comme il lui suggérait tout bas :
— Vous ne vous êtes pas couché, pas vrai ?
Érick Sunds lui lança un mauvais regard, qui interdit à Bouzille d’insister.
Cependant, le cortège officiel pénétrait dans le Palais de Bagatelle :
— Si vous le voulez bien, monsieur le ministre, commença Marquelet, nous allons voir d’abord les gravures. Nous examinerons ensuite les vitrines qui contiennent les bibelots, puis la sculpture nous retiendra quelques instants et enfin nous passerons dans le salon d’honneur.
On fit une première station devant un groupe de marbre dû au sculpteur Rube. Cela représentait une tempête en mer. Une barque oscillait dans un équilibre instable. Rube était là, il plastronnait, le coude appuyé sur le socle supportant son œuvre.
— Ah, ah, fit le ministre, qui regarda quelques instants, mais sans rien dire.
Le cortège s’éloigna : Rube était devenu tout rouge, et tandis que ses camarades le considéraient d’un œil amusé, il grogna entre ses dents :
— C’est un coup monté, on m’a fait venir ici pour se fiche de moi.
Rapidement, on passa devant les gravures, on longea les vitrines, puis on arriva dans une salle de peinture et M. Marquelet, ayant murmuré quelques mots à l’oreille du sous-secrétaire d’État, celui-ci s’arrêta devant un tableau, représentant, ainsi que le disait l’étiquette fixée sur le cadre, un « Concours de natation à Joinville-le-Pont ».
C’était l’œuvre de Dollois, le peintre timide.
Dollois n’était pas devant son œuvre, mais perdu dans la foule. On le chercha des yeux, on finit par le découvrir, et le ministre, lui ayant tendu la main, lui déclara :
— Monsieur Dollois, au nom du gouvernement de la République française, j’ai l’extrême plaisir de vous nommer officier d’académie.
Un jeune attaché passa au ministre un petit ruban violet, que celui-ci mit à la boutonnière du peintre.
Dollois crut qu’il allait défaillir, tant il était heureux.
Quelques murmures flatteurs soulignèrent l’attribution de cette distinction honorifique. Puis M. Marquelet, précédant le sous-secrétaire d’État, pénétra dans le salon d’honneur.
— Vous allez voir ici, monsieur le ministre, déclara-t-il, la plus belle œuvre que nous ayons à notre exposition, c’est le Pêcheur à la lignede Rembrandt, aimablement prêté par son heureux propriétaire M e Henri Faramont, bâtonnier de l’Ordre des avocats.
Et, par précaution, M. Marquelet ajoutait à l’oreille du ministre :
— C’est le tableau qui est tout seul sur le panneau du milieu, au-dessus de la cheminée.
Le cortège avait ralenti sa marche, on faisait cercle dans le salon d’honneur, et M. Dubois, d’un air important, convaincu, considéra quelques instants le tableau :
— C’est une œuvre magnifique, déclara-t-il, enflant la voix, car il avait remarqué qu’autour de lui, se trouvaient des journalistes qui notaient ses paroles, les couleurs sont encore très vives, et l’on retrouve dans cette conception toute simple, dans ce sujet populaire, toute l’énergique vigueur du maître sublime que fut Rembrandt.
Il s’arrêta et considéra d’un air étonné M. Marquelet, qui, tout d’un coup, avait pâli affreusement.
Gracieusement, le sous-secrétaire d’État s’inquiétait :
— Qu’avez-vous donc, cher monsieur ? Seriez-vous souffrant ?
M. Marquelet ne répondait pas, il était agité d’un tremblement nerveux, et sa main se leva vers le tableau.
Un léger cri avait retenti à côté du ministre qui tourna la tête, et vit M e Faramont. Lui aussi avait pâli. Jacques Faramont aux côtés de son père, était également très pâle, et si le ministre avait connu le Danois Érick Sunds, dont la haute taille dépassait le reste des assistants, il se serait rendu compte que l’étranger était livide.
Ah ça, que se passait-il donc ? Les attachés du Cabinet qui, jusqu’alors, n’avaient prêté aucune attention aux incidents de la cérémonie, commençaient à se le demander.
Enfin, M. Marquelet articula d’une voix bégayante :
— Mais le tableau de Rembrandt ?
— Eh bien, poursuivit M. Dubois, d’un ton légèrement impatienté, je le vois, je l’admire.
Subitement un cri retentissait, il était poussé par le bâtonnier :
— Mais ce n’est pas mon tableau, s’écria celui-ci. Et il ajouta d’une voix étranglée d’émotion :
— C’est une copie qu’on a mise à la place !
Le ministre sentit son cœur se serrer, il avait l’impression que les paroles qu’il venait de prononcer, quelques instants auparavant, pour affirmer son admiration, étaient au moins inopportunes. Il jeta un coup d’œil désespéré sur les journalistes et s’aperçut qu’ils riaient sous cape. Cependant une rumeur confuse montait dans l’entourage des personnages officiels.
— Il n’y a plus de doute, criait-on, c’est une copie ! Qu’est devenu l’original ? C’est extraordinaire…
Ce fut une ruée, une épouvantable bousculade.
Et les commentaires allaient leur train, cependant que M. Marquelet s’était affaissé sur une chaise, et que le bâtonnier tempêtait au milieu des siens.
Plus de doute en effet. À la place du superbe Rembrandt se trouvait une affreuse croûte, une copie grossière, dont la peinture encore toute luisante était à peine sèche.