— Maintenant, mon cher ami, réglons nos petites affaires. Donnez-moi cette police.
M. de Keyrolles tira de sa poche un document imprimé sur gros papier, avec un en-tête en couleurs.
— Voilà les deux exemplaires, fit-il, vous allez m’en donner un et garder l’autre.
Faramont parcourut la police d’assurance, il signa l’exemplaire destiné à son beau-frère, le lui rendit et dit :
— Je vous remercie de m’avoir préparé cette police, et je suis plus tranquille maintenant. Certes, je n’ai rien à craindre à Bagatelle où toutes les précautions sont prises pour que l’on n’abîme pas les œuvres d’art, mais enfin on ne sait jamais ce qui peut arriver. Un incendie, par exemple…
Keyrolles lui expliquait :
— Votre tableau, mon cher, je l’ai assuré contre tous les risques possibles pour une somme de cinq cent mille francs. L’incendie, la détérioration, la malveillance, et même contre le vol. J’ai fait la prime la plus modeste possible, mais il vous en coûte cinq cents francs et cela à partir du moment où le tableau quitte votre domicile, jusqu’au moment où il y rentrera.
M e Faramont tendit un billet de banque à son beau-frère.
— Je paie, disait-il, et j’ajoute que je paie comptant, car cette assurance me rassure pleinement, et je ne regrette en aucune façon la petite dépense qu’elle m’occasionne.
M. de Keyrolles remit la quittance à son beau-frère, et celui-ci l’enferma dans son tiroir. À ce moment, un domestique vint prévenir le bâtonnier :
— M. Sunds est là, avec une caisse, faut-il le faire entrer ?
— Mais, bien entendu, s’écria le bâtonnier.
M. de Keyrolles, cependant, prenait congé de son beau-frère.
— Il se fait tard, dit-il, il faut que je rentre.
Le bâtonnier ne le retint pas. Il reçut Sunds cordialement :
— Eh bien, mon cher, fit-il, voilà le moment venu de mettre l’oiseau rare dans sa cage.
Amical, il posa la main sur l’épaule du Danois, et, passant avec lui dans le salon, alla se placer devant le tableau de Rembrandt. Les deux hommes le considérèrent avec ravissement.
L’œuvre du maître était superbe, en effet. Elle représentait un pêcheur qui péchait, par-dessus le parapet d’un pont. Le visage du personnage était éclairé par un rayon rougeoyant de soleil couchant, ce qui donnait aux joues et aux mains du pêcheur des teintes basanées du plus bel effet.
— Le superbe tableau, fit Érick Sunds, dont le regard légèrement embarrassé allait de l’œuvre d’art au visage en extase du bâtonnier.
M e Faramont déclarait avec enthousiasme :
— Ce sera le clou de l’exposition, on parlera partout de ce tableau.
Et Sunds, presque à mi-voix, murmura :
— Oui, on en parlera…
Une heure plus tard, aidé d’un domestique et du bâtonnier lui-même, car M e Faramont s’était réservé cette journée pour surveiller l’importante opération de l’emballage, le tableau était prêt à partir, solidement fixé dans sa caisse.
Le bâtonnier envoya chercher une voiture et, lorsque Sunds eut descendu la caisse et le tableau, avec l’aide d’un domestique, M e Faramont déclara :
— Ma foi, je vous accompagne. J’attends bien un client, mais à cinq heures seulement, j’ai le temps d’aller là-bas et de revenir.
— Excellente idée, fit Sunds, venez.
— Mon Dieu, quel désordre, s’exclama le bâtonnier quand on fut arrivé à Bagatelle.
M e Faramont n’exagérait guère.
La cohue la plus insensée régnait aux abords du château. Ce n’était que caisses mélangées, d’objets d’art, de tableaux de maîtres, un peu partout.
Le désarroi de la boutique de Sunds n’était rien à côté de celui qui régnait à Bagatelle. Il y avait là environ trois cents personnes qui exposaient et s’adressaient aux gardiens de Bagatelle toutes en même temps.
Mais quelqu’un de plus affolé encore c’était, sans contredit, le président de la Société des Artistes Internationaux, M. Marquelet, qui, agité comme la mouche du coche, allait et venait, bousculant tout le monde et gênant ceux qui par hasard faisaient quelque travail utile.
Derrière une caisse plus grande que les autres, Sunds découvrit Bouzille, profondément endormi.
— Ah te voilà, animal ! cria-t-il. Viens donc m’aider à décharger le camion.
Bouzille sursauta, secoua sa torpeur, puis apercevant le bâtonnier, il se confondit en salutations respectueuses.
« Un homme, pensa-t-il, qui est assez riche pour posséder un tel tableau, doit certainement donner des pourboires. »
Et avant d’avoir rien fait, Bouzille était tout prêt déjà à tendre la main.
M. Marquelet, malgré son ahurissement, vit le bâtonnier et le reconnut. Il se montra aimable avec cet exposant qui, gracieusement, prêtait une œuvre qui allait certainement attirer tout Paris à Bagatelle.
— Merci, mon cher maître, merci, votre Rembrandt va faire le succès de notre exposition.
Puis, répondant à une question de Sunds, il lui dit :
— Parbleu, nous avons réservé au Rembrandt de M e Faramont la meilleure place. Vous allez pouvoir l’installer sur le panneau de fond, dans le salon d’honneur. Toutefois, je vous conseille d’attendre jusqu’à demain matin ou alors de l’accrocher ce soir pour éviter les accidents. Vous comprenez que nous tenons à prendre les plus grandes précautions pour qu’il n’arrive rien à ce superbe Pêcheur à la ligne.
— Et c’est demain l’inauguration ?
— Demain à dix heures, dix heures précises, assura M. Marquelet.
Le bâtonnier se tourna vers Sunds, et lui désignant d’un geste le désordre qui régnait :
— Jamais ce ne sera prêt.
— N’ayez donc aucune crainte, mon cher maître ! C’est toujours la même chose dans les expositions. Il semble la veille qu’il y a encore pour quinze jours de travail et le lendemain lorsqu’on ouvre, tout est au point.
Le bâtonnier consulta sa montre. Il fit une grimace :
— Sapristi, j’oubliais de m’en aller, je suis attendu chez moi à cinq heures.
Comme s’il paraissait heureux de le voir partir, Sunds, avec une certaine précipitation, lui tendit la main.
— Adieu donc, fit-il, à demain.
— Pourvu qu’il n’arrive rien à mon tableau, je suis ennuyé de le quitter avant qu’il ait été accroché.
Le Danois rassura le bâtonnier :
— Je ne bouge pas, fit-il, avant d’avoir installé moi-même le Rembrandt sur le panneau de fond qui lui est réservé.
Rassuré, l’avocat se retira.
Bouzille courut après lui pour lui chercher sa voiture, mais l’avocat était plus rapide que l’ancien chemineau et Bouzille en fut pour sa course :
— Pas de veine, déclara-t-il, tout essoufflé, encore un pourboire qui passe à l’as.
Indigné, il revint se mêler à la foule des gardiens et des ouvriers qui se hâtaient de finir l’installation.
Les salles d’exposition, peu à peu, prenaient tournure. Les murs se garnissaient de cadres contenant des tableaux, des gravures. Dans les vitrines on installait des statuettes, des vases, d’intéressants moulages et M. le Président des Artistes Internationaux commençait à se calmer.
À sept heures du soir tout était terminé, chacun en se retirant éprouvait le besoin, bien légitime d’ailleurs, d’aller jeter un coup d’œil sur le Pêcheur à la lignede Rembrandt qui faisait un effet magnifique sur le panneau où on l’avait placé.
Exposants et ouvriers étaient tous des artistes. Opinion unanime : l’œuvre est magnifique, ce sera le clou du salon. On en parlerait.
***
— On en parlerait.
Cette phrase revenait comme une obsession à l’esprit de Sunds. Il faisait nuit et le palais de Bagatelle était plongé dans le plus profond silence. Cependant, dans une des caisses remplies de paille que l’on avait repoussées dans un des salons fermés au public avec tous les autres débarras, un léger bruit se produisit. Quelqu’un sortit de cette cachette improvisée et fit quelques pas précautionneux dans la pièce. C’était Sunds.